LE MONSIEUR. – J’ai mis mon vieux costume… le costume… vieux costume de mon père‚ de mon grand-père et du père de mon grand-père avant lui… Héritage ancestral… Seul l’oeillet à la boutonnière change avec la nouvelle génération et la passation des pouvoirs… Cadeau à mes fils… Le cadeau… Ils se battront sur ma tombe‚ mon corps à peine froid‚ pour ces vieilles hardes‚ guenilles… Je n’ai pas de fils et fasse le ciel… Le ciel‚ oui‚ je sais ce que je dis‚ ce n’est pas une formule toute faite‚ expression populaire sans sens profond… Fasse le ciel que je n’en aie jamais… Ou alors‚ un‚ un seul… un spectacle trop triste… terrible spectacle : une progéniture de vauriens m’inhumant entièrement nu dans la terre froide et se disputant déjà‚ à corps et à cris‚ le costume familial… Je me suis habillé‚ mon chapeau‚ et je suis sorti…

L’ENFANT. – Nous remontions comme ça le long de la table… « Pardon‚ pardon… » disait mon père. Il s’excusait de plus en plus misérablement‚ pour rien‚ là‚ trois fois rien… Tout lui était bon‚ propice à l’humiliation… Ma mère pleurait‚ elle reprenait la litanie expiatoire en fond sonore… elle avait mal aux pieds…

LA FEMME. – « Ce n’est pas possible‚ ce n’est pas possible‚ cela ne se fait pas… on n’embauche pas du personnel à la place des vieux et fidèles outils… J’ai toujours servi la soupe‚ j’ai droit à la mise en scène complète du repas de Noce !… »

L’ENFANT. – Juste avant d’atteindre la propriété‚ nous avions stoppé la voiture dans une petite forêt. Nous nous étions changés… nous avons laissé nos vieux godillots dans la boîte à gants et nous avons remplacé nos vêtements d’hiver par nos petites tenues primesautières et nuptiales… C’est à ce moment-là que cette robe-ci m’est arrivée dessus‚ sans que j’ose rien dire… lutter… Ma mère marchant le long de la table dans ses escarpins empruntés lui faisant mal aux pieds‚ c’était un spectacle irrésistible !… Et mon père n’en finissant pas de s’excuser… « Pardon‚ pardon‚ pardon… » S’excuser de bousculer‚ d’effleurer‚ de gêner‚ de déranger… « Pardon‚ pardon‚ excusez-moi monsieur‚ excusez-moi madame‚ d’être une demi-portion d’invité… demi-solde de convive… Pardonnez-moi‚ je vous en prie‚ pardonnez-moi d’exister… » Triste vision pour une enfant de mon âge…

LA FEMME. – Le vieux personnel a fait son temps. Une ère nouvelle commence aujourd’hui… Fin d’une époque et date historique…

L’HOMME. – Les autres m’ont demandé où j’allais. C’était trop‚ je n’en pouvais plus. Pourquoi eux et pas moi ?… Dans la rue‚ c’était pire… On entendait encore plus la Fête‚ l’odeur de la Fête… « La Noce comme si vous y étiez » disaient les affiches‚ mais nous n’y étions pas !

LE MONSIEUR. – « Habit de Fête‚ me dit-on. Où allez-vous ainsi ?… » Et les gens que je connais ou qui me connaissent‚ que je rencontre à ce moment-là‚ ou qui m’interpellent‚ me disent que c’est de la folie‚ que cela ne sert à rien‚ trop tard…

LA DAME. – « Quand on n’est pas invité‚ il faut savoir s’incliner. » Qui a dit ça ? Je refusais pour la première fois de ma vie de m’incliner…

LA FEMME. – Je demande… je supplie qu’on me laisse au moins‚ au moins‚ un certain nombre de sauces à faire… à tourner… qu’on me laisse le droit de rajouter‚ pardon‚ d’ajouter… d’ajouter mon grain de sel par-ci par-là… Qu’est-ce que je vais faire toute cette journée ?…

LA DAME. – Mes enfants ne veulent pas me laisser partir… Je risque quelque chose… Je ne risque rien puisque cela m’est égal… Je veux ma place… « L’essentiel‚ c’est de participer. » Qui a dit ça ?…