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Couverture de J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne

J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne

de Jean-Luc Lagarce


J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne : Extraits de la préface

de Alexandra Moreira da Silva

Extraits de la préface de l'édition dans la collection "Classiques contemporains" des Solitaires Intempestifs, 2018.

Ciel voilé et quelques éclaircies


Au commmmencement était l’art de conter


Le regard prolonge le paysage et la parole suit. L’Aînée donne le ton. « Tenues l’une à l’autre », cinq femmes dans une maison à la campagne disent, racontent leur histoire. J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne est avant tout cela : un récit intime, « une sorte de poème » où chaque personnage dit sa vérité.
Elles, les cinq femmes, attendent le retour du fils, du jeune frère chassé par le père « dans sa colère, sa violente colère, / une de ces colères terribles à faire trembler les murs ». Il a quitté la maison pour ne plus attendu. Il rentre enfin, un soir de printemps ou d’été. L’Aînée est sur le seuil de la porte, elle attend le jeune frère, la pluie, l’apaisement. Et voilà qu’elle le voit arriver. Qu’il arrive enfin, qu’il serait enfin arrivé, rentré à la maison après toutes ces années de silence, tel Ulysse, le roi d’Ithaque, le roi errant. À présent, il est – il serait peut‑être – dans sa chambre. Elles, les cinq femmes, cinq Pénélopes en deuil de leurs propres vies, veilleuses d’un temps tragique et lointain, surveillent celui qui est rentré malade, mourant ou simplement épuisé, et attendront encore. Entre cris et chuchotements, elles nous raconteront, se raconteront, leur histoire et « l’absence de cette histoire » – une histoire « qui en passe par son absence », dirait Marguerite Duras –, la vie quotidienne, ce qu’elle fut, ce qu’elle deviendra, ce qu’elle pourrait devenir aussi. À présent, elles passeront leur temps, le reste de leur temps « à se dévorer les souvenirs, à se voler l’amour disparu, à se refaire l’histoire, se rejouer le Monde » – tout à la fois. (...)


Elles auraient pu s’appeler Kilissa, comme la nourrice d’Oreste qui par amour, par dévouement, est aussi sa mère dans la tragédie, Clytemnestre, la mère, et ses filles Électre, Chrysothémis et Iphigénie ; mais aussi Anfissa, l’autre nourrice, celle des Trois Soeurs, Olga, Macha, Irina et encore Natalia ; ou Poncia, Bernarda, Angustias, Martirio et Adela, comme les femmes du drame lorquien La Maison de Bernarda Alba ; Première, Deuxième, Troisième, comme les veilleuses du drame statique Le Marin de Pessoa ; Solange et Claire, les bonnes de la tragédie cérémonielle de Genet ; Suzanne et Louise, les deux soeurs du « roman-photo » d’Hervé Guibert ; Anna, Agnès, Karin et Maria, les femmes du huis clos familial de Bergman… Une femme, toutes les femmes, comme « Un Garçon, tous les garçons » dans Le Pays lointain. (...)


La famille, l’amour, la guerre : « toujours la même histoire »


Lorsque Jean-Luc Lagarce écrit en 1982 son adaptation de Phèdre, il lit Hippolyte d’Euripide – il ne cessera d’ailleurs jamais de revenir aux textes fondateurs – et surtout il relit Sur Racine de Roland Barthes. Ces deux auteurs auraient joué un rôle décisif dans la pensée poétique et dramaturgique lagarcienne. Chez Euripide, Jean-Luc Lagarce aurait entrevu les premiers signes de la disparition du héros tragique. Il le signalera discrètement dans le chapitre consacré au théâtre grec de son essai Théâtre et Pouvoir en Occident : « (Avec Euripide, disparaît le héros et c’est le simple humain, dans son individualité, sous l’influence de Socrate, qui prend sa place.) » De toute évidence, ce qui l’intéresse, c’est le « héros » ordinaire, l’homme banal qui mène son combat quotidien contre ses malheurs, ses souffrances, tout en sachant qu’il perdra souvent ses batailles. « Un seul homme, sans qualité, sans histoire, tous les autres hommes », écrira-t-il dans Le Pays lointain. Autrement dit, ce n’est pas Clytemnestre la reine de Mycènes qui lui tient à coeur mais plutôt, comme il l’annonce dans son adaptation de l’Odyssée, « Mme Clytemnestre, ses enfants, ses maris, ses passions et ses larmes (la nuit) ». (...)


La cérémonie : « jouer à »


(...) On comprend alors que la cérémonie est avant tout l’espace de l’affirmation d’une vérité personnelle, toujours fragile voire douteuse, où se noue – se joue – le fil de la continuité et du changement. L’attente prépare la cérémonie. Elle est non seulement le temps de la « peine », mais surtout celui d’un espoir secret, intime, inavouable – l’espoir, comme le dit Jean-Luc Lagarce, « qu’un événement arrive ». Or, si « les manifestations de cette espérance et de cette volonté sont toutes intériorisées », il revient au théâtre de les révéler, de les donner à voir : « Le théâtre », affirme encore Lagarce, donne l’image d’une attente d’un mouvement qui rompra le statisme des vies : la mise en scène et le jeu des comédiens doivent de fait rendre compte de cette thématique. »


Elles sont cinq dans une maison à la campagne. Elles attendent. La banalité de la vie ne les empêchera pas de jouer la tragédie – de jouer à la tragédie.

Alexandra Moreira da Silva


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