Sibylle habite rue du Bon-Pasteur. C'est à Lyon, dans une cité. L'appartement est petit mais astiqué. Maman ne supporte pas la saleté. Elle dit que la propreté, c'est gratuit. Et maman a beaucoup d'autorité. Dans le quartier, c'est plein de monde qui vient d'un peu partout. Des Arabes, des Portugais. Maman, elle, est italienne. Ca se voit surtout pendant les réunions de famille, quand elle parle avec les mains à ses tantes et à ses cousines. Parfois Sibylle hasarde une question. Mais elle le regrette aussitôt. Il y a un sujet qu'on n'aborde pas. Il y a surtout quelqu'un qu'on ne nomme jamais. Pourtant, n'est-ce pas lui qui revient rôder rue du Bon-Pasteur, qui frappe à la porte de l'appartement, et à qui il ne faut surtout pas ouvrir ? N'est-ce pas lui dont sa soeur aînée garde une photo cachée dans un livre ? N'est-ce pas à lui que s'adresse parfois maman au téléphone en chuchotant ? Sibylle s'en doute bien, mais personne ne le lui confirme. Sibylle grandira définitivement sans père. Quand elle finira par rencontrer cet absent qui lui ressemble, tant d'années ont passé qu'il est trop tard. Il a l'air triste. Perdu. Et il n'a rien de redoutable. Sibylle ne comprend pas la menace qu'il représentait. Ou plutôt elle comprend que ce ne sont ni ses soeurs ni elle qu'on a tenté de protéger pendant tout ce temps, mais leur mère, qui aimait cet homme et s'en défendait. Leur mère à qui Sibylle va devoir mentir, à présent. Lui dire qu'il a grossi. Qu'il est nul. Qu'il n'en valait vraiment pas la peine. Qu'elle ne doit rien regretter.