theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Vera »

: Entretien

Entretien avec Marcial Di Fonzo Bo, Élise Vigier et Pierre Notte réalisé par Guillermo Pisani

GUILLERMO PISANIVera est la dernière pièce du dramaturge et cinéaste tchèque Petr Zelenka, peu traduit et peu monté en France, à l’exception de sa pièce Petites histoires de la folie ordinaire. Comment avez-vous découvert cet auteur ?


ÉLISE VIGIER – Nous avons entendu parler de Petr par un autre auteur, Rafael Spregelburd dont nous avons monté plusieurs pièces : La Estupidez/La Connerie, La Paranoïa, La Panique et L’Entêtement (de son Heptalogie de Jérôme Bosch, à partir des sept péchés capitaux) ainsi que Lucide, où l’on retrouvait Karin Viard pour la deuxième fois dans le rôle principal – elle avait déjà joué aux cotés de Marina Foïs, Pierre Maillet et Marcial Di Fonzo Bo dans La Estupidez/La Connerie, pièce créée au Théâtre National de Chaillot qui a fait connaître l’écriture Spregelburd en France. Et c’est vrai qu’il y a des correspondances entre les deux auteurs, malgré leurs origines si différentes, l’un vient de Buenos Aires et l’autre de Prague !


MARCIAL DI FONZO BO – Petr m’a proposé de jouer dans son dernier film Lost in Munich et j’ai eu l’occasion de passer un mois à Prague pour le tournage, et de le voir travailler avec son équipe d’acteurs. En rentrant, je me suis mis en campagne pour faire traduire quelques-unes de ses pièces, car il en a écrit une vingtaine déjà, qui sont régulièrement jouées en Pologne, en Allemagne, et en République Tchèque bien entendu ou Petr est un réalisateur et homme de théâtre reconnu. Pour ce qui est des pièces, l’acteur est au centre de son écriture. Le travail « de plateau » comme on dit, est le point de départ au lieu d’être la phase finale de la dramaturgie. L’écriture de Petr est sans doute influencée aussi par son travail en tant que réalisateur de cinéma. Les procédés et les dispositifs mis en place dans Vera sont souvent empruntés au cinéma.


ÉV – Comme l’idée de montage cinématographique, par exemple, mais cette fois-ci appliquée au théâtre. La possibilité aussi de suivre plusieurs histoires en parallèle, qui nissent par se croiser, ou encore de pouvoir travailler sur l’ellipse, et donc sur l’accélération du temps et sa condensation. Dans Vera, « la dramaturgie du costume » dont parle Spregelburd, est au cœur de la pièce : un même acteur joue plusieurs personnages, et c’est écrit et pensé par l’auteur dès le départ. Ce qui est pour l’acteur une force incroyable. La notion de « jeu » est inscrite dans la dramaturgie même, ce qui permet le décalage, l’humour, et renforce la comédie. L’acteur « est » tel personnage mais aussi tel autre. Il est multiple. Autour de Vera, pivot central qui, dans notre version, sera interprétée par Karin, huit acteurs se distribuent plus d’une trentaine de personnages. Et on retrouvera Pierre et Marcial, notamment.


GP – Pourquoi avez-vous eu envie de travailler sur lui ? Et sur ce texte en particulier ?


MDFB – Petr Zelenka fait une peinture démesurée d’une époque, une fresque de notre monde actuel et de son néo-libéralisme sans frein. On veut affirmer, en arrivant à la direction de la Comédie de Caen, la continuité de notre travail sur les écritures contemporaines et le lien avec les auteurs. Contemporaines, dans le sens qu’elles parlent du monde d’aujourd’hui. De nombreux auteurs seront présents – aussi physiquement – tout au long de cette première saison. Quelques-uns sont encore méconnus du public français, c’est le cas de Zelenka. C’est une chance de pouvoir développer cette démarche.


ÉV – Ce texte fait aussi penser à certains films de Fassbinder, Le secret de Véronica Voss par exemple, un monde exposé, brillant, celui des stars, qui cache le plus sombre, le plus pourri, derrière la ne pellicule de l’image. C’est comme un scénario, une matière à situation, pour les acteurs.


MDFB –La trame est assez simple : Vera est directrice d’une agence de casting pour acteurs de cinéma et de télé- vision. Au sommet de sa carrrière, Vera décide de faire fusionner son agence avec une importante agence anglaise, dans un but de développement lucratif évidemment, mais aussi par un incontrôlable désir de puissance. À partir de ce moment, on suivra la chute libre de Vera, la perte vertigineuse de chaque partie de sa vie, professionnelle, familiale, intime. Avec un « effet zoom » sur ce personnage, Petr dévoile le « hors champ » qui n’est autre chose que l’image de notre société individualise.


ÉV – On est dans une réalité exagérée, un monde clos qui s’autodétruit, qui s’étouffe lui-même. Par l’exagération qu’il donne aux situations, l’omniprésence de la mort ou le comique de chaque scène, Zelenka donne une dimension onirique au récit. Nous sommes dans une fable, et on sait dès le début que quelque chose va dérailler, s’écrouler. L’assurance de Vera, sa totale autosatisfaction, son sentiment de puissance et de maîtrise absolue nous laissent présager une catastrophe à venir.
La comédie laisse des morts derrière elle. Il y a d’ailleurs dans la pièce et en République Tchèque une prairie à côté des cimetières où l’on disperse les cendres des défunts, c’est à cet endroit que viendra dormir Vera, devenue sans domicile fixe, à la n de la pièce. Par le biais de la comédie, cette pièce raconte la n d’un système arrivé à son point culminant et qui ne pourra pas aller plus loin, qui ne pourra que chuter pour ensuite, pourquoi pas, se transformer et renaître de ses cendres.


GP – Vous voyez donc une certaine continuité thématique entre Dans la République du bonheur que vous reprenez en ouverture de saison et Vera ? Les deux pièces sont pourtant assez différentes du point de vue formel. Avez-vous déjà imaginé la manière dont vous souhaitez travailler ce nouveau spectacle ?


ÉV – Les deux textes ont certaines correspondances dans les thèmes traités, il s’agit de deux œuvres d’auteurs qui écrivent sur notre siècle, sur notre monde occidental et notre actualité. Mais dans la forme les deux textes n’ont rien à voir. Là où Martin Crimp expérimente la forme-même de l’écriture, où il explose la notion de personnage et de distribution, Zelenka utilise au contraire une forme plus classique : le récit est continu, il y a un déroulé, les personnages sont très forts, ils sont « presque réels». La réalité des personnages de Vera est proche de personnages de cinéma, ils ont une existence charnelle très forte, ils ont quasiment un CV, une biographie.


MDFB – Il y a dans les deux spectacles la question des générations, l’anéantissement de la vieillesse. Chez Crimp c’est un monde futur qui serait proche de la science-fiction ou du Meilleur des mondes de Huxley. Chez Zelenka c’est l’actualité, c’est la loi du marché. Une société vorace et carnivore. Chez Crimp, la question du langage est très présente, alors que chez Zelenka, c’est plutôt la situation qui compte, l’action, ce qui se passe entre les personnages. En tout cas, l’engagement politique des deux auteurs est indéniable, leurs pièces sont des outils pour la pensée, des critiques sociales du monde d’aujourd’hui. C’est intéressant de replacer les deux pièces dans leur contexte, L’Angleterre et la République Tchèque.


ÉV – Nous ne travaillerons surement pas de la même manière car autant Dans la république du bonheur la deuxième partie était totalement à inventer, et la question chorale et collective était omniprésente, autant Vera est construite sous forme de tableaux, les situations des scènes sont très écrites. La mise en scène devra se concentrer sur le jeu des acteurs et les enjeux des situations. Il nous faudra aussi trouver le rythme, l’enchaînement d’une scène à l’autre, la manière d’amener l’humour, mais aussi le suspens et l’inquiétude.


GP – Pierre Notte, comment définiriez-vous ce texte?


PIERRE NOTTEVera est une pièce, crue, dure, c’est une épopée, une crise contemporaine, familiale, sociale, professionnelle. Une aventure tragique et drôle, féroce. Une femme, «mauvaise», cynique, sale femme, et sa longue descente aux enfers, sans pardon, ni rémission, dans un monde cynique et froid (la mode, le fric, la télévision, la prostitution,...)


La pièce traite de la manipulation, c’est la n des haricots d’un monde encore un peu humain, doté de valeurs humanistes. Vera va user, abuser de tout, céder au pire, et sombrer, très loin, très bas, jusqu’à devenir une star du net après avoir déféqué dans un ascenseur et être tombée dans sa crotte, filmée. C’est juste, droit, terrible, c’est tragiquement drôle. C’est une pièce importante parce qu’elle nous renseigne sur nous-mêmes et nos catastrophes. J’ajoute l’importance du caractère cinématographique dans sa forme, l’écriture fragmentée, séquences rapides, spectaculaires, écriture d’apparence ordinaire, très efficace. L’aventure humaine, grandeur et déchéance, avec rédemption au bout du compte très ambiguë, en font un projet théâtral hors normes, et d’autant plus puissant avec la présence de Karin Viard dont on pourrait croire que le rôle est définitivement écrit pour elle.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.