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: Vu de France ...

Origine du projet
Au mois de juin 1998, dans le cadre des "Lectures du Monde Entier" au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, j'ai mis en voix Tokyo Notes d'Oriza Hirata, texte fleuve pour vingt comédiens. J'ai fait, à cette occasion, la connaissance de l'auteur. Un mois plus tard je suis allé le voir dans son théâtre à Tokyo, je l'ai suivi dans ses répétitions. Il m'a présenté à son équipe, m'a emmené au théâtre, et pendant ces quinze jours nous n'avons cessé d'échanger sur nos pratiques, sur la situation du théâtre dans nos pays respectifs, sur ce que nous avions envie de faire. Très vite nous avons commencé à rêver d'un projet de collaboration en deux temps.


En avril 1998, je suis parti avec un scénographe, un créateur lumières et deux comédiens, qui sont mes compagnons de théâtre les plus fidèles, pour préparer un spectacle au Japon, avec Oriza Hirata et des comédiens japonais. Nous avons choisi de travailler sur Nous, les héros de Jean-Luc Lagarce, qui a été traduit en japonais pour l'occasion. Les deux comédiens français sont intervenus en français au cours du spectacle pour dire le texte de Jean-Luc Lagarce ou des scènes ou fragments du répertoire théâtral français, de manière à faire entendre la langue au public. Cette mise en scène a été présentée au festival de Toga et à Tokyo en mai 1998. Nous avons pu vivre une première expérience de travail en commun, découvrir une manière de travailler et un "style".
Pour préparer Tokyo Notes, je retournerai quelques mois à Tokyo pour travailler avec Oriza Hirata. Ce séjour prolongé au Japon se situera dans le cadre d'une "villa Médicis hors les murs au Japon". Oriza Hirata reviendra en France en décembre 1999, accompagné de son scénographe et de deux comédiens. Nous répéterons ensemble Tokyo Notes, qui sera présenté à partir de janvier 2000 au Quartz de Brest, puis à Paris et en tournée.



Le texte
Oriza Hirata s'est inspiré du chef d'œuvre d'Ozu : "Tokyo Monogatari" (Tokyo Story) qu'il transpose à Tokyo et dans un futur proche.
Année 2004; un musée à Tokyo; une exposition, une rétrospective de l'œuvre de Vermeer de Delft. Les toiles du peintre flamand ont été mises à l'abri au Japon, fuyant le conflit armé qui ravage l'Europe. Le Japon joue un rôle d'observateur. De jeunes japonais vont sur le terrain en observateur, conservant une totale neutralité. Dans le hall de ce musée, coincé entre la machine à café et les toilettes, quatre banquettes sont installées, où vont se succéder tour à tour, les organisateurs de l'exposition et des visiteurs. Certains s'y sont donné rendez-vous, d'autres s'y retrouvent par hasard… Nous surprenons des bribes de conversations. Ces gens parlent de la vie, la leur, de leurs amours, leurs boulots et plus largement, du monde, de cette guerre, de la nécessité d'un engagement. Ils parlent d'art, aussi. À travers le principe, de la "camera oscura",inventé par Vermeer, c'est la question de la représentation du réel qui est en jeu, du rapport de l'art avec le réel. C'est la vie d'une communauté qui nous est présentée, l'état d'une société.
Ce texte nous montre le regard que les Japonais peuvent porter sur nous. Un regard ingénu, que la mémoire, que notre histoire, ont très peu marqué. Un regard important, celui des habitants d'une puissance mondiale que nous ne pouvons pas ignorer.



Placer le spectateur au centre de la représentation
J'étais à la recherche d'une œuvre comme celle-là. Je croise ce texte à un moment où je m'interroge sur la représentation et sur les moyens de rendre au spectateur la place qui lui revient dans le processus du théâtre. Un poème scénique comme Tokyo Notes rend le spectateur indispensable. Sans lui, sans ses prises de positions, ses choix de point de regard, la représentation s'écroule. Je pense de plus en plus que la représentation de théâtre est un moment, un espace-temps privilégié pendant lequel on peut apprendre ou réapprendre à se déterminer, à faire des choix, à "en penser quelque chose". Le théâtre au même titre que tous les autres arts de la scène travaille l'instant, et qu'est-ce que travailler sur l'instant si ce n'est pas de rendre toujours plus présent ceux qui font la représentation: les acteurs et les spectateurs…? Dans Tokyo Notes, les choses se passent souvent simultanément. Il est presque impossible de tout voir ou entendre. C'est justement ça qui me plaît, chaque spectateur se fera son parcours dans l'œuvre. Impossible de voir la même chose, de croire que l'on voit la même représentation que son voisin. Le théâtre est affaire de solitudes qui se rassemblent, à partir de là peut-être peut-on commencer à imaginer une vie commune.



Le "théâtre calme" d'Oriza Hirata au Japon
Tokyo Notes est l'une des œuvres les plus importantes d'Oriza Hirata. Sa mise en scène a obtenu un grand succès au Japon. Elle a été jouée plus de cent fois et reçoit en 1995 le "39ème Kishida Drama Award".
Il s'attache à dépeindre les mouvements de la conscience en partant de la simplicité des conversations quotidiennes. Il tente de faire entrer le spectateur à l'intérieur des "âmes" par empathie plutôt que par l'exacerbation des passions. En cela, il se distingue d'un courant théâtral dominant au Japon, qui semble rechercher la catharsis. Son théâtre est souvent décrit, au Japon, comme un "théâtre calme" qui permettrait d'avoir accès à une vérité plus profonde. S'il part du quotidien et de la simplicité, Oriza Hirata ne s'inscrit pourtant absolument pas, selon la critique japonaise, dans la seconde grande tendance du théâtre japonais : le réalisme (le Singeki). En effet son écriture se présente sans événements, sans débuts, sans fins, sans héros ni héroïnes.
Le travail d'Oriza Hirata impressionne aussi beaucoup le public japonais par l'importance de sa direction des acteurs. Par un travail très contraignant, il leur permet de sortir des codes théâtraux conventionnels.



L'intérêt de Tokyo Notes en France
L'absence de héros, d'intrigue dans l'œuvre d'Oriza Hirata n'est pas ce qui surprendra le plus le spectateur occidental, à qui il rappellera des écritures contemporaines comme celle de Botho Strauss. L'intérêt n'est pas, pour le public français, de prendre conscience, par empathie, d'une identité subjective ou d'un mode de comportement, mais plutôt d'accéder à une sensibilité, à un imaginaire.
Il y a, pour nous européens, un aspect très exotique dans la pièce, les salutations, la façon d'aborder l'autre, tous les codes de la société japonaise. Le lecteur occidental sera donc plus sensible à l'importance des "codes" plutôt qu'à ce qui est perçu, par le public japonais, comme une libération de codes conventionnels.
Le texte d'Oriza Hirata séduit le lecteur occidental par sa poésie, par sa musicalité. Pour écrire Tokyo Notes, Oriza Hirata est parti d'une analyse précise de la langue japonaise, de ses intonations et de l'organisation des mots. Pour un lecteur ou un spectateur occidental, le texte apparaît comme une partition musicale. Pour Oriza Hirata, la langue japonaise elle-même est à l'origine de l'absence d'identité subjective dans les relations entre japonais.



Poursuivre un travail sur le chœur au théâtre
Tokyo Notes va me permettre de continuer à travailler sur le chœur au théâtre. Depuis que je fais des mises en scène, c'est l'une des questions qui est au centre de ma recherche. Cette pièce permet de fouiller cette idée du chœur, aussi bien d'un point de vue chorégraphique que d'un point de vue musical.
L'utilisation de ce texte comme d'une "partition" est liée à l'idée que l'acteur est avant tout interprète et que ce terme englobe la musique et la danse. Je souhaite faire parvenir aux spectateurs le texte par "l'oreille de la musique", pour qu'ensuite il puisse se déployer dans l'entendement. C'est aussi l'organisation des corps, l'espace qui les sépare, l'incarnation des mots qui permettent de faire saisir, d'une manière sensible, un poème. Cette recherche tend, à travers la question de savoir quand l'acteur devient interprète, à libérer le plateau des personnages, de la psychologie. Ce travail tend à faire appel à l'imagination, à la sensibilité du spectateur plus qu'à l'empathie.



L'intérêt d'une collaboration artistique La collaboration entre l'auteur et le metteur en scène, pour un texte comme Tokyo Notes, est particulièrement importante. Elle me permettra de comprendre la signification des codes de comportements et de diriger les acteurs de manière à leur permettre de s'en libérer pour n'en garder que le fondement et éviter "l'exotisme". Elle s'apparentera à la collaboration qui peut exister entre un compositeur et un chef d'orchestre, me permettant de mieux saisir la richesse de la partition sonore et rythmique.
Oriza Hirata travaillera avec les acteurs français durant une semaine. Ils pourront ainsi découvrir sa manière de travailler. Je "dirigerai" ensuite les acteurs français dans un style apparemment éloigné du naturalisme, mais en gardant en mémoire le projet de théâtre d'Oriza Hirata. Oriza continuera son travail avec des acteurs japonais, à partir de textes écrits spécialement pour ce spectacle. Cinq ans après avoir écrit Tokyo Notes, Oriza pourra enrichir son texte et, pourquoi pas, le questionner. Ainsi, il sera en mesure de présenter son travail d'auteur-metteur en scène, qui est étroitement lié à la langue et à la culture japonaise. Les acteurs japonais feront entendre la langue japonaise, ce qui permettra une nouvelle fois de lutter contre l'exotisme.

Frédéric Fisbach

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