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Roméo et Juliette

mise en scène Éric Ruf

: Un mythe perdu dans ses variations

Évoquer les noms de Roméo et Juliette aujourd’hui, c’est faire usage dans le langage courant d’un stéréotype amoureux. L’image immédiatement associée à ce couple est devenue le lieu commun d’un amour absolu, celui de deux (très) jeunes gens pris dans la rivalité meurtrière de leurs familles respectives qui meurent de ne pas renoncer à leur passion maudite. Mais si cette projection tend à résumer la pièce de Shakespeare, elle en fausse par ailleurs la lecture, réduisant l’œuvre dramatique, complexe et protéiforme, à sa seule sentimentalité tragique.
L’amour de Roméo et Juliette n’a rien d’idéal. Comme leur adolescence tourmentée dans un environnement ultra violent, cet amour est brutal, bouillant et morbide à la fois, constant et volubile, et surtout follement érotique. Pour comprendre comment cette pièce a pu générer tant de fantasmes sur sa représentation mentale et théâtrale, il faut d’abord remonter plus loin que son écriture. L’intrigue amoureuse de la pièce se trouve à la croisée de diverses sources historiques et littéraires. Fait divers de l’Italie de la Renaissance, dramatisé en quelques pages par Bandello en 1554, le récit traverse l’Europe et parvient en Angleterre grâce à Arthur Brooke sous la forme d’un long poème de trois mille vers qui devient vite populaire.
Sous la plume de Shakespeare vers 1597, l’histoire se transforme à nouveau, inspirée par d’autres grandes amours tragiques de la littérature comme celles de Tristan et Yseult ou de Pyrame et Thisbé. La pièce cristallise donc plusieurs éléments d’une culture populaire extrêmement vivace et tisse ainsi un motif tragique universel pour devenir à son tour la source inépuisable d’adaptations littéraires, picturales, musicales, opératiques, et bien sûr cinématographiques, dont les multiples variations constituent la matière de ce grand mythe romantique.


Mais les sources de Shakespeare ne puisent pas uniquement à cette dimension romantique, les arrière-plans politiques ancrent l’histoire d’amour dans une réalité noire. La Vérone de 1303 représentée dans la pièce est une cité-État d’Italie en pleine transition d’un système médiéval rongé par les querelles entre familles et corporations rivales, vers une nouvelle ère politique où le prince, à l’instar de celui de la pièce, va désormais régir la société. Dante, témoin de cette transition, représente d’ailleurs dans la Divine comédie les Montecchi et les Capuletti en fauteurs de troubles notoires de la cité.
L’Angleterre de Shakespeare, quant à elle, sort à peine de la Guerre des Deux-Roses et les querelles entre les York et les Lancastre constituent le matériau principal de la plupart de ses tragédies historiques, dont le notoire Henri VI et Richard III – épilogue macabre et sanglant de cette tétralogie. Le thème de la rivalité familiale ou politique n’est donc pas marginal dans l’œuvre de Shakespeare mais il est souvent écarté car considéré, à tort, comme trop marqué historiquement et donc moins saisissant pour un public contemporain. C’est pourtant lui qui met en lumière la violence extrêmement réaliste qui jalonne son œuvre.


De façon plus prosaïque, la simplification de la pièce trouve aussi une explication dans le problème de traduction et d’adaptation. Graveleuse et potache autant que poétique et lyrique, tragique et comique, la langue de Shakespeare intimide, fascine et peut parfois paraître opaque voire inaccessible. Les romantiques français sont parmi les premiers à pressentir la richesse de ce théâtre encore dissimulée au XIXe sous des traductions et imitations plus ou moins maladroites voire totalement irréalistes. « Shakespeare a la tragédie, la comédie, la féerie, l’hymne, la farce, le vaste rire divin, la terreur et l’horreur, et, pour tout dire en un mot, le drame. Il touche aux deux pôles. Il est de l’olympe et du théâtre de la foire. » dira Victor Hugo. Néanmoins malgré quelques tentatives ils ne parviennent pas à proposer une traduction qui soit à la hauteur de leurs ambitions et le mélodrame tragique perdure un siècle de plus.


Il faudra attendre le XXe siècle pour que les traducteurs relèvent le défi de coller au texte shakespearien, et nous donnent accès à toute sa complexité. Parallèlement, l’évolution de l’art dramatique conduit acteurs et metteurs en scène à s’emparer de cette matière du point de vue de la construction de ses situations et non plus seulement de son incarnation poétique. C’est le grand enseignement de Stanislavski, qui ouvrira la voie à des études shakespeariennes de plateau fondamentales. Mais, alors que le théâtre se dote des armes nécessaires à une lecture plus aiguë de cette œuvre magistrale, le cinéma vient bouleverser les codes de la représentation shakespearienne et nos imaginaires.


On dénombre plus de vingt adaptations cinématographiques de Roméo et Juliette, et les plus notables sont toutes américaines. Or le cinéma, parce qu’il joue avec une représentation du réel indépendante de toute convention théâtrale, possède une terrible immédiateté.
À cet égard, le Roméo et Juliette réalisé par Franco Zeffirelli en 1968 est particulièrement parlant : toute la représentation du contexte social est filtrée par l’esthétique chatoyante des années soixante. La jeunesse des personnages prévaut sur la violence du cadre et l’on y tue sans le vouloir, en riant beaucoup, parce qu’aucun des jeunes qui composent ces bandes rivales n’est véritablement responsable de cette haine qui les traverse. Quant à l’histoire d’amour, elle est lue comme un drame éthéré, poétisé et presque chaste.
Et l’on pense naturellement à l’autre grande relecture hollywoodienne de ce mythe shakespearien, West Side Story qui a certes constitué une évolution musicale et chorégraphique importante mais également fabriqué, sur le plan de la romance, un nouveau modèle venu nourrir le stéréotype amoureux de notre inconscient collectif.


Adrien Dupuis-Hepner, élève-metteur en scène dramaturge de la Comédie-Française
Anaïs Jolly, professeure-relais, service éducatif de la Comédie-Française

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