theatre-contemporain.net artcena.fr

Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

mise en scène Dominique Ziegler

: Entretien avec Dominique Ziegler

réalisé par Katia Gandolfi, novembre 2012

Pourquoi as-tu accepté la proposition de Françoise Courvoisier d’écrire une pièce sur le célèbre Jean Jaurès ?


Jaurès appartient à l’Histoire. Des places et des rues sont dédiées à ce personnage, les politiciens invoquent son nom communément, se réclamant même de son héritage idéologique, mais, à part qu’il a été le chef de file des socialistes français et qu’il a été assassiné, beaucoup d’éléments sont souvent méconnus du public. Moi-même, je ne savais pas grand-chose. Qui était Jaurès ? Que voulait-il ? J’ai investigué pendant deux ans pour chercher à comprendre ce personnage, ses aspirations, ses contradictions… Je me suis nourri de nombreuses lectures pour l’appréhender sous ses multiples facettes et j’ai découvert un être intègre et complexe qui méritait d’être mieux connu.
Et le hasard fait bien les choses vu qu’on s’approche du centenaire de sa mort !


Tu aimes réactualiser des figures historiques, après Rousseau cet été, maintenant Jaurès… en quoi ces deux personnages sont pour toi semblables et en quelque sorte contemporains ?


Il existe effectivement un lien fort entre Rousseau et Jaurès dans la mesure où ce sont deux figures qui ont eu un impact très fort sur leurs contemporains et également une grande influence sur les générations postérieures à la leur. Les deux se sont questionnés principalement sur les moyens d’améliorer la société humaine et leur pensée reste plus que jamais d’actualité.


Rousseau est en quelque sorte le précurseur théorique du socialisme. Il s’est interrogé, à travers ses écrits, sur les causes du malheur des hommes et sur les solutions pour y remédier. Sa philosophie a enfanté des courants considérables comme l’ethnologie, l’écologie en passant par la critique des arts, l’éducation, ou à un niveau plus spirituel, le déisme.


On peut dire que Rousseau est un précurseur de la révolution française et Jaurès, pour sa part, se veut le continuateur des idéaux véhiculés par cette révolution. Le lien politique est donc évident.


Jaurès est un des premiers socialistes historiques. Il participe aux premiers faits d’armes d’un socialisme français encore marginal (le socialisme a été théorisé par Marx quelques dizaines d’années plus tôt) et lui donne une autre dimension en l’amenant à devenir une force politique avec laquelle il faut désormais compter. Il intègre à sa conception du socialisme une dimension humaniste, qui puise dans les grands thèmes rousseauistes. Philosophe de formation, Jaurès n’a pas une vision bornée du socialisme ; il la voit comme une force d’émancipation qui libérera l’homme de ses chaînes et fera de lui un être meilleur. L’amour de Jaurès pour l’humanité s’étend à la dimension naturelle, cosmique et spirituelle. En cela il est dans la droite ligne de Rousseau. Jaurès, fils de paysan, est en connexion avec la nature et avec une certaine idée de Dieu. Sa thèse de philosophie traite du « monde sensible », de l’idée que les éléments imperceptibles ou subjectivement pensés par l’homme existent bel et bien dans la nature à l’état latent. On a affaire à un intellectuel en politique, dont la connaissance et l’influence de Rousseau est revendiquée. Jaurès a d’ailleurs donné plusieurs conférences sur la pensée de Jean-Jacques.


À l’heure actuelle penses-tu qu’une personnalité politique peut être comparable à Jaurès ? Si non pourquoi ? Est-il caractéristique d’une époque ?


Le socialisme d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui de son époque, il s’est vidé de son contenu, est devenu en quelque sorte inoffensif, voire, dans certains cas, complice du capitalisme contre lequel il avait été créé. D’où l’intérêt de réétudier la pensée et l’action de Jaurès qui a fait grandir le socialisme primitif et lui a donné une place déterminante en France et en Europe. Il existe sûrement à l’heure actuelle, des militants politiques qui possèdent la même fougue, le même amour de l’humanité, le même besoin viscéral de lutter contre les injustices. Mais ce ne sont certainement pas les cadres des partis, tous englués dans le cynisme de la politique politicienne. Il n’y a aucun dirigeant européen socialiste qui puisse légitimement se réclamer de Jaurès. Pour atténuer ce sombre tableau, je verrais toutefois un lien entre le socialisme de Jaurès et celui de Chavez, sincèrement épris de justice sociale. C’est amusant, car le seul voyage hors du continent européen de Jaurès fût l’Amérique Latine, deux ans avant sa mort.
Mais les particularités de Jaurès, son humanisme, sa vision analytique de la lutte des classes extrêmement acérée et sa totale intégrité font de lui une figure très difficile à égaler.


Jaurès est aussi le produit d’une époque spécifique, la Troisième République, qui est captivante car c’est à ce moment que se forment, comme dans une soupe primitive, tous les courants idéologiques modernes, comme le libéralisme, le nationalisme, le socialisme, la laïcité. Jaurès va être confronté à ces courants, en porter certains, en combattre d’autres, donner des interprétations personnelles sur des notions importantes comme la définition de la patrie dont il a une vision très particulière.


Dans ta pièce tu te penches non seulement sur l’image politique, mais aussi sur celle plus intime, plus personnelle et méconnue du public, voulais-tu mettre en avant quelques aspects ignorés de Jaurès et fondamentaux pour son devenir en tant qu’homme politique?


Je voulais m’extraire de la vision purement iconographique qu’on a souvent de Jaurès. Je me suis intéressé à l’homme et à son parcours. Ses origines paysannes, sa foi religieuse, ses amours déçues sont autant de faits qui ont pu contribuer au façonnage de l’homme et de sa vie politique. L’idée est aussi que les spectateurs s’attachent au personnage, au-delà de l’homme politique et, pour cela, il fallait l’humaniser.


Dans ce sens, le choix de l’acteur qui incarne Jaurès a été déterminant car Frédéric Polier partage plusieurs points communs avec Jean Jaurès, tant au niveau physique que psychique, comme sa figure imposante, sa bonhomie, sa douceur ou encore sa fougue.


Penses-tu que ses croyances chrétiennes sont en contradiction avec le socialisme ?


Les croyances de Jaurès n’étaient pas dogmatiques, mais philosophiques. Il était animé par des valeurs chrétiennes telles que la générosité, la fraternité et la solidarité qui sont des notions tout à fait compatibles avec le communisme théorique. Mais les catholiques étant considérés par les socialistes comme les ennemis du peuple, sa foi lui valut de nombreuses animosités au sein de la mouvance progressiste. On peut dire de Jaurès qu’il a une dimension « chrétien de gauche » (le terme n’existait pas à l’époque), mais son christianisme n’était de loin pas celui de l’Église. Bien au contraire, il a lutté contre le clergé aux côtés des Radicaux et a contribué à la séparation de l’Église et de l’État.


Le titre de son journal « l’Humanité » révèle bien ses priorités, le souci désintéressé du peuple, la libération et l’élévation de l’individu, malgré cela il a eu de nombreux ennemis. Comment expliques-tu le fait que Jaurès ait été haï tant par la droite que par une partie de la gauche de l’époque ?


La droite s’est sentie trahie par Jaurès car avant d’adhérer au socialisme il avait fait partie du camp républicain, à savoir la bourgeoisie moderne qui se réclamait des Lumières et des valeurs de la révolution française, tout en foulant au pied ces mêmes valeurs. Après s’être impliqué corps et âme dans le combat politique au côté des Républicains, il a dénoncé leur imposture avec une acuité et une violence qui ont laissé des traces. Son intelligence, son charisme et sa popularité ont fait de lui l’homme le plus détesté par la droite. Quant à son combat constant pour le dialogue avec le peuple allemand, il lui a valu la haine tenace des nationalistes.


Pour leur part, beaucoup de socialistes n’ont pas accepté qu’il passe des alliances stratégiques avec certains bourgeois. En effet, Jaurès était limpide et incorruptible sur ses idées, mais il avait une vision tactique pour son mouvement qui était très complexe. Pour mettre en avant le socialisme il a parfois fait des concessions et des compromis qui ne furent pas toujours compris et acceptés par les socialistes.


« Rien n’est au-dessus de l’individu. C’est l’individu qui est la mesure de toute chose. Voilà le socialisme ». Peux-tu commenter cette pensée de Jaurès que tu lui prêtes dans ta pièce.


En effet je synthétise cette idée de Jaurès et la confronte avec la vision de son adversaire le plus acharné au sein des socialistes, Jules Guesde, lors d’une discussion autour du cas Dreyfus. L’humain est pour Jaurès, au centre de tout. En cela la vision de Jaurès se heurte à la logique collectiviste du socialisme, selon laquelle le peuple est une entité globale dont l’émancipation prime sur l’individu. Pour Jaurès l’émancipation du peuple a un sens seulement si elle permet le bonheur individuel.
Sa prise de position dans l’affaire Dreyfus, son refus de laisser condamner un innocent, bien qu’appartenant à la caste des militaires, ennemie du peuple, dénote sa volonté de mettre la justice pour chaque être au-dessus de toute autre notion. Pour Jaurès, Dreyfus est le symbole de l’humanité meurtrie et de l’injustice, son cas transcende les classes, les races et les religions, alors que la plupart des socialistes ne voyaient en Dreyfus qu’un ennemi de classe.
Cette affaire marque d’ailleurs une scission sans précédent dans le mouvement socialiste.


Jaurès est à la fois homme d'action et de réflexion. Lequel de ces deux traits as-tu voulu mettre en avant?


Les deux car ils sont indissociables. Jaurès n’émettait jamais une pensée purement abstraite ; elle s’incarnait toujours dans l’action. En effet, ses interventions parlementaires et son activité de militant sur le terrain étaient le prolongement de ses réflexions. La scénographie du spectacle est d’ailleurs centrée sur ce lien entre sphère privée et publique, l’antre personnel de Jaurès se prolongeant jusqu’à la tribune publique. En écrivant des éditoriaux quotidiens, en créant son propre journal, en organisant des rassemblements ou encore en parlant à la foule, il incarnait la pensée en marche.
Il ne faut pas oublier que Jaurès était surtout un orateur hors pair et que l’art de la parole constituait à cette époque une arme redoutable.


Quelles sont les difficultés que tu as rencontrées au niveau théâtral ?


La tâche a été ardue, j’ai dû affronter diverses problématiques.
D’abord il a fallu tenter de comprendre la pensée de Jaurès et sa complexité. Essayer d’abandonner toute idée reçue sur le personnage, ne pas tenter de le faire correspondre à l’image subjective que j’en avais et conforme à mes propres idéaux. J’ai mis du temps à le cerner, car sur beaucoup de sujets, sa pensée est évolutive. Il n’a pas, par exemple, le même point de vue sur la colonisation au début et à la fin de sa carrière. De plus, une fois la pensée à peu près cernée, elle doit encore être réévaluée au gré des circonstances auxquelles Jaurès devait s’adapter, suivant les forces en présence, et qui avaient forcément une incidence sur le cheminement de cette pensée, car encore une fois, la théorie était constamment confrontée à la réalité des faits.
Ensuite il a fallu s’immerger dans l’époque, tâcher de comprendre puis de transposer au théâtre le contexte de cette fameuse Troisième République, aux us et coutumes si particuliers, sans que cela ne soit trop rébarbatif.


Au niveau pratique, il fallait s’interroger sur la manière de restituer des mouvements sociaux, des mouvements de foule, sur une petite scène. Comment raconter tous ces bouleversements, des révoltes ouvrières aux prémices de la Première Guerre mondiale, en passant par les tentatives de coup d’État, avec les moyens du théâtre ?


Et puis, à un niveau purement narratif, il y avait un problème de fond : comment rapporter de manière captivante pour le spectateur un parcours de vie dominé par le discours public et par l’écrit. Les longs développements théoriques ne sont en effet ni très théâtraux, ni très ludiques. De plus, sa vie privée et sentimentale a été monotone, fade, sans rebondissements particuliers qui puissent se prêter à des effets scéniques.


J’ai donc décidé de faire des choix drastiques, de supprimer des épisodes historiques fondamentaux et d’essayer de synthétiser sa pensée, sa vie, en me servant d’événements soigneusement choisis que j’ai essayé de rendre les plus intéressants possible d’un point de vue dramaturgique. Le plus difficile pour moi a été de renoncer à donner des informations, sans doute importantes pour une compréhension plus complète du personnage et de sa pensée, mais qui risquaient d’alourdir un récit déjà riche en informations.


Le but de ma pièce est d’intéresser les gens à Jaurès sans toutefois donner toutes les clés. J’ai choisi une forme lointainement inspirée des feuilletons populaires de cette époque, qui ont nourri mon enfance et mon adolescence, comme ceux de Maurice Leblanc, Gaston Leroux ou de Pierre Souvestre qui, curieux hasard, se situent tous dans la Troisième République. On peut dire qu’il s’agit d’une tentative de feuilleton politique populaire à velléité didactique!


Alors selon toi pourquoi ont-ils tué Jaurès ?


Plus Jaurès avançait au niveau politique, plus sa clairvoyance sur les mécanismes du capitalisme se développait. Il avait compris que la concurrence effrénée que se livraient les classes dominantes à la tête de leurs pays respectifs conduirait l’Europe vers une guerre d’une dimension et d’une violence encore jamais atteintes. La catastrophe serait inévitable si la classe prolétaire ne parvenait pas à s’unir durablement pour empêcher leurs gouvernements de continuer dans cette logique. Ce faisant, il représentait un double danger pour les castes au pouvoir. Il consolidait une force révolutionnaire capable non seulement de mettre un frein aux manoeuvres guerrières, mais aussi de renverser un jour ou l’autre les possédants. Il mettait aussi le doigt sur la gigantesque arnaque que constituait le recours au nationalisme de pacotille, à la xénophobie comme ciment du peuple, voulu par les dirigeants.


Jaurès a été tué pour la justesse de ses analyses et le danger qu’elles représentaient pour la classe dominante. Voilà pourquoi ses analyses méritent encore qu’on s’y attarde aujourd’hui. Quant à l’homme, outre son intelligence, il se caractérise, encore une fois, par son incorruptibilité, son intégrité morale reconnue par tous, son attachement viscéral à l’idéal de justice humaine. Le cas est suffisamment rare à travers les siècles pour qu’on s’y intéresse.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.