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Philoctète

mise en scène Christian Schiaretti

: Trois questions à Laurent Terzieff

Pour vous, quel type de rapport le théâtre entretient-il avec la poésie ?


Je ferai, si vous le permettez, une réponse globale. Le théâtre, pour moi, est dans son essence poétique. Un théâtre qui ne le serait pas serait immédiatement suspect à mes yeux. Par poésie je n'entends pas seulement lyrisme ou expression poétique, j'entends aussi situation poétique. Il peut y avoir du poétique dans Feydeau ou dans Ionesco, par exemple. Le théâtre est un moyen d'appréhender le monde avec cette distance lucide que nous donne la métaphore, cette fameuse métaphore dont René Char disait qu'elle était "la blessure la plus rapprochée du soleil". Lucidité, car le théâtre n'est pas le monde de l'illusion où tout est beau même la souffrance ; c'est pour moi le reflet lucide et quelquefois brutal de la réalité. Une réalité qui peut s'exprimer aussi bien dans une pièce comme Le Songe de Strindberg ou dans n'importe quelle pièce de Brecht, et si ces deux auteurs appartiennent à des galaxies différentes, ils ont en commun la poésie. Je suis de plus en plus persuadé que le théâtre livre des choses sur l'Homme qui échappe à la philosophie, la psychologie, la socio-psychologie, la linguistique, toutes formes de pensée scientiste. Non que je méprise ces disciplines mais c'est ainsi, le théâtre a sa propre force de révélation. Pourquoi ? Parce que je pense, avec Lichtenberg, que tout ce qui nous apparaît dans le monde n'est qu'une infime partie de la réalité, le reste nous est caché ou encore caché suivant si l'on croit ou ne croit pas à l'au-delà, et que précisément la poésie fait parole de ce qui, avant elle, ne l'était pas et qui par elle advient. Elle constitue une ouverture vers cette face invisible du monde qui nous relie à tout et à tous, qui réconcilie toutes choses et les contraires jusqu'à nous faire entendre le silence des mots, par exemple. Elle abolit cette coupure originelle entre l'objet perçu et la conscience qui perçoit. Je pense que la méditation de la tragédie grecque aurait permis aux Français, par exemple, d'entrevoir leur destin après Munich, ou que la lecture de Shakespeare aurait suffit à révéler Staline, ou que la lecture de Broch ou de Bernanos aurait pu nous expliquer Hitler beaucoup mieux que les historiens.


Quels sont les contraintes et les plaisirs que vous rencontrez lorsque vous jouez un poème dramatique ?


Il faut, dès lors, situer ce que représente pour moi la poésie. Il me semble que tout vrai poète est en quête de quelque chose d'innommé dont l'intelligibilité demeurera toujours problématique. Le principe d'incertitude s'applique particulièrement à la poésie. Pour traquer l'inconnu, le poète se doit de ruser avec lui, il utilise l'analogie, l'anacoluthe et, bien sûr, la métaphore qui, selon Barthes, distingue l'écrivant de l'écrivain. L'Homme est, depuis toujours, voué à percer le mystère de son existence. Dans l'éveil de sa conscience, je crois qu'il a inventé la poésie. L'alchimie du verbe de Rimbaud c'est peut-être aussi le détournement des mots de leur sens courant, qui fait dire à René Char "les poètes savent faire surgir les mots qui savent de nous ce que nous ignorons d'eux". Quand Rimbaud, écrit "ça veut dire ce que ça veut dire dans tous les sens et littéralement", il veut dire que le sens d'un poème peut échapper à son auteur, que le lecteur peut y découvrir des vérités qui n'étaient pas dans l'intension du poète. Quand un poème "donne à voir", comme le souhaitait Éluard, il y a une pluralité de sens. Sartre dit que le poète ne se sert pas des mots comme le prosateur. Pour le poète, les mots ne sont pas les signes d'une pensée mais des choses. C'est, d'après moi, cette chosification des mots par le poète qui permet à l'auteur dramatique le dévoilement de l'homme dans l'expérience collectivement vécue que constitue le théâtre. D'autre part, je pense que l'univers du poète est profondément solitaire, l'image du poète qui me vient à l'esprit est celle d'un tableau de Friedrich où l'on voit un homme se tenant debout face à des précipices, se livrant à l'expérience des contraires... Même si Rimbaud, les poètes de la Commune et plus tard les surréalistes ont voulu faire de la poésie un instrument de révolution sociale, je reste persuadé que l'univers du poète est profondément solitaire. C'est pour cette raison que la transmission orale du poème est une passerelle entre la solitude du poète et chacun de nous. L'oralité de la poésie participe grandement à sa diffusion. C'est là qu'on a besoin du comédien. Tout le monde ne sait pas transmettre comme un secret cet émerveillement ressenti à la découverte du poème. Il faut que sa voix et sa diction s'ouvrent sur un paysage des mots d'où s'élève un chant, avec son rythme, ses couleurs, ses silences ; que ce paysage soit le lieu du poème où l'acteur pourra se promener en toute liberté, choisissant ses chemins quitte à les tracer lui-même et quitte aussi parfois à s'y perdre. Pour y parvenir, le comédien doit définir une fois pour toutes les différents sens cachés du poème sans pour autant les imposer à l'auditeur. Le poème, pendant la représentation, doit rester la propriété de tous. Évidemment une telle attitude suppose que le comédien ne donne que les poèmes qui occupent une place privilégiée dans son esprit.


Dans Philoctète, qu'est-ce qui relève pour vous du théâtre ou de la poésie ?


Il me semble avoir répondu à cette question dans la mesure où, pour moi, le théâtre est poésie dans son essence. Mais enfin, quand même, un profond dilemme entre ruse et persuasion parcourt cette tragédie. Il s'incarne de façon double chez Néoptolème et bien sûr chez Ulysse, et ce thème est profondément politique. Sans être un spécialiste de la tragédie grecque, je crois que cette pièce est une des plus chargée de questions existentielles, avec une critique sociale presque inexorable, c’est aussi la seule tragédie de Sophocle ou il n’y a pas de femme. Lorsque je dis "politique", j’entends par là l’Homme jeté dans le monde, l’Homme qui se bat, travaille, et j’ai toujours pensé que le théâtre devait rendre compte de l’Homme intérieur et de l’Homme extérieur. L’être intérieur n’est perceptible dans sa complexité que par la poésie tandis qu’au plan politique et social on découvre dans ce poème des comportements tels que celui d’un homme qui mendie son destin, celui d’un fils de héros qui tente de l’exploiter, guidé par un manipulateur rompu à toutes les roueries politiciennes. Mais, par-dessus tout cela, il y a un dépassement du politique vers le mystère intérieur. La culpabilité sans crime, la faute sans coupable, la conscience d’une faute antérieure à nous-mêmes ne peuvent s’exprimer qu’à l’extérieur de la raison et pour dire ce qui n’est pas réductible à la rationalité, c’est là que la poésie intervient. Elle seule peut rendre ce mystère antérieur à toutes les religions et rebelle à toute philosophie. Le langage poétique est le parfait véhicule pour la mauvaise foi du passionné qui se persuade que sa passion est irrésistible, fatale, sans pour autant vouloir la délaisser. Il va s’y vouer totalement en s’enchaînant à quelques maîtres mots.


Propos recueillis et retranscrits par Jean-Pierre Jourdain, juin 2009

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