: Notes dramaturgiques
Après Les Justes de Camus (1949) et Les Mains sales de Sartre (1948), Guy-Pierre Couleau, en montant Maître Puntila et son valet Matti de Brecht, continue d’explorer les nouvelles dramaturgies qui naissent au milieu du XXème siècle et dont le questionnement politique est central.
Ecrite en 1940 et mise en scène pour la première fois en 1948, cette pièce dépeint le caractère ambigu et imprévisible d’un propriétaire foncier, Maître Puntila, dont l’alcoolisme transforme singulièrement la personnalité. Ivre, il devient prodigue, affable, proche des travailleurs. Sobre, il est méprisant, colérique, calculateur. Le témoin privilégié des métamorphoses de Maître Puntila n’est autre que son valet Matti, dont l’intelligence et l’esprit de liberté donnent à son langage une grande saveur comique et ironique. Mais, aussi futé qu’il soit, le valet finit par se lasser des changements d’humeur violents de son maître et décide de s’émanciper : « Il est temps que tes valets te tournent le dos. Un bon maître, ils en auront un, dès que chacun sera le sien. »
La grande force dramaturgique de Brecht, et cette pièce en est l’exemple le plus parfait, est de ne
jamais oublier qu’un théâtre véritablement politique doit être divertissant et populaire. Sartre, grand
admirateur du dramaturge allemand, en a d’ailleurs très vite pris conscience : « Brecht a été le seul à
poser les problèmes du théâtre dans leurs termes vrais, le seul qui ait compris que tout théâtre
politique ne pouvait être qu’un théâtre populaire, le seul à avoir réfléchi à une technique de théâtre
populaire. »
Chez Brecht, l’esprit critique du spectateur ne peut s’éveiller qu’en étant associé au plaisir. Le théâtre
doit être un amusement, comme en témoignent les premières pages étonnantes et souvent oubliées
du Petit Organon pour le théâtre : « Depuis toujours, l’affaire du théâtre, comme d’ailleurs de tous
les autres arts, est de divertir les gens. Cette affaire lui confère toujours sa dignité particulière ; il n’a
besoin d’aucune autre justification que l’amusement, mais de celui-ci absolument. »
Maître Puntila et son valet Matti ne déroge pas à cette vision joyeuse et vivante de l’art dramatique.
Cette pièce constitue une grande comédie sur les rapports de domination et d’aliénation régnant
dans le monde du travail. Certaines répliques sont, sur ce thème, irrésistibles de drôlerie et
d’intelligence, tel ce raisonnement insolite du valet Matti :
« Si par exemple les vaches pouvaient discuter entre elles, l’abattoir n’en aurait plus pour
longtemps. » Dans cette pièce, le rire fait politiquement mouche.
L’une des grandes originalités de cette fable théâtrale consiste à reprendre le couple classique
maître-valet afin d’y intégrer la question moderne du travail et de ses différentes formes
d’aliénation. Très subtilement, Brecht nous invite à mesurer notre degré de soumission face aux
contraintes économiques : à partir de quand vendre notre force de travail nous fait-il perdre notre
liberté ?
En nous racontant la petite histoire concrète d’un maître et de son valet, Brecht nous fait ainsi entrer
dans la grande Histoire, celle du monde d’aujourd’hui, défini par des rapports économiques et
sociaux bien précis. Aussi n’est-il pas étonnant que cette fable, si comique et si politique à la fois,
fasse écho à notre actualité. Les suicides en entreprises, le harcèlement au travail, la précarité,
posent finalement la même question que celle adressée par Brecht à travers Maître Puntila et son valet Matti : jusqu’où les rapports économiques justifient-ils des relations de domination et de
soumission entre les hommes ?
Pièce de révolte, pièce sur l’émancipation, cette comédie brechtienne nous convoque joyeusement à
prendre en mains notre liberté et, comme toujours chez ce grand auteur, à participer activement à la
transformation et au progrès de notre société. Maître Puntila et son valet Matti est donc l’antidote
parfait au désespoir ambiant et au sentiment d’impuissance face aux dérives de notre monde. Brecht
est plus que jamais l’auteur à faire découvrir ou redécouvrir au public de théâtre. Un grand historien
contemporain, amateur de théâtre éclairé, Gérard Noiriel, va jusqu’à dire qu’il est de salut public de
monter Brecht aujourd’hui : « Si un retour à Brecht s'impose, c'est d'abord parce que nous avons
besoin de rétablir des liens entre l'art, la science et l'action civique. »
Comment dès lors ne pas souscrire à un tel retour ? Puisse finalement ce prochain Maître Puntila et son valet Matti susciter chez un large public cette pensée rieuse qui est le plus bel encouragement à
l’action et à l’engagement de chacun !
Guillaume Clayssen (dramaturge)
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