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Les Naufragés

+ d'infos sur le texte de Guy Zilberstein
mise en scène Anne Kessler

: Les Comédiens-Français et leur collection d’art

« On n'achète pas les tableaux parce qu'on les aime ; on les aime parce qu'on les achète » lance Camaret à Angèle, épouse du peintre Champignol dans Champignol malgré lui (I, 12) de Georges Feydeau(1). Cette vérité souvent plus nuancée sur l’appropriation d’un objet d’art résonne différemment dans les murs de la Comédie-Française décorés d’oeuvres achetées ou offertes. Sa collection de portraits peints et sculptés constituée surtout à partir du XVIIIe siècle et majoritairement composée d’oeuvres du XIXe siècle, est née des dons d’artistes qui délaissèrent les écus pour troquer, non sans marchandage, leur marbre contre des moments de plaisir renouvelés.


L’effet produit dès le XIXe siècle par la collection d’art est saisissant pour Dumas fils : « Le Théâtre Français n’est pas un théâtre comme les autres. Quand on y apporte un manuscrit, il y a les bustes qui vous regardent ». Ces bustes en pierre d’auteurs et comédiens se dressent depuis que Lekain bientôt suivi d’autres comédiens, envisagent au milieu du XVIIIe siècle de décorer leur salle d’assemblée avec les effigies des illustres Molière, Corneille, Racine…
La valeur de ces oeuvres dépend de leur rareté et de la notoriété du sculpteur. Un buste original en terre cuite de Caffieri coûtait vingt-cinq louis contre quatre ou cinq pour une reproduction de Houdon. Pour un marbre d’un de ces sculpteurs, l’estimation s’élève à trois mille livres, soit le prix d’une entrée à vie au Théâtre Français... Plutôt qu’un paiement sonnant et trébuchant, Caffieri demande aux comédiens cet abonnement hors-norme en échange d’un buste en marbre de Piron qu’il avait exécuté en plâtre et d’après nature dix ans auparavant. Ce premier portrait sculpté inaugure en 1773 la série de sculptures sise dans l’actuel foyer Pierre Dux. Les statues qui, dans l’enceinte des théâtres antiques, remerciaient les bienfaiteurs de la cité revêtent ici une valeur marchande qui va mettre Caffieri en concurrence avec Houdon, nouveau venu sur le marché de l’immortalisation des inscrits au répertoire. Caffieri se révèle dès le début âpre en affaires, demandant à bénéficier des entrées au théâtre avant la remise du bien : « Le buste que je propose à la Comédie n’est pas un ouvrage fait : je ne m’engage même à ne le donner que dans trois ans (….) Cependant je desirerois avoir mes entrées dès à présent (…). Un buste de marbre exige des dépenses considérables de la part de l’artiste ; ce n’est pas comme un tableau, dont la toile et les couleurs ne sont comptées pour rien : le bloc de marbre coute environ quinze louis, et il en faut donner vingt-cinq au compagnon qui le dégrossit et travaille pendant trois mois avant que le sculpteur y donne lui-même le premier coup de ciseau. De là, il résulte, Monsieur, que si, dans un an ou dix-huit mois, après avoir déboursé quarante louis et employé mon temps au moins pour cinquante, je venois à mourir sans que le buste fût entièrement fini, j’aurois fait toute cette avance en pure perte, et n’aurois retiré aucun fruit de mes dépenses et de mon travail. Voilà ce que je veux et dois éviter, en demandant à jouir de mes entrées dès le moment où nous serons convenus de nos faits ».
Bientôt, pour devancer Houdon qui réalise le portrait de Voltaire, Caffieri envoie aux comédiens celui qu’a executé son maître Jean-Baptiste Le Moyne. Même stratégie pour un buste de Jean-Baptiste Rousseau qu’il offre en 1786. Houdon est bientôt coiffé au poteau par Caffieri, immortalisant notamment Rotrou et Corneille, avant même d’avoir été informé de la commande.
Bien profitable à la Comédie-Française fut cette émulation fondée sur son estimable notoriété ! Au vu de cette belle série constituée jusqu’en 1792 de seize bustes, dont neuf de Caffieri, et comprenant des oeuvres de grande valeur, le bibliothécaire de la Comédie-Française Georges Monval(2) regrette cependant que les comédiens n’aient eu plus tôt l’idée de monnayer leur art théâtral contre quelques pièces muséales alors que certains peintres comme David ou Delacroix dont le Français possède des tableaux, n’auraient, selon Monval, pas dédaigné remercier de leur vivant l’hospitalité du théâtre par une toile, comme le fit Ingres en 1858. Toutefois les dons affluent, en particulier au XIXe siècle.


L’oeuvre d’art, en plus de sa valeur monétaire, représente en effet un honneur tout aussi précieux, tant pour l’artiste portraituré que pour l’auteur de l’oeuvre exposée. À la fierté du peintre ou sculpteur d’être présent dans « le meilleur salon de Paris » (baronne d’Oberkirch, 1786) répond celle de l’écrivain ou du comédien représenté et exposé après délibération au Comité. En 1778, est par exemple discutée l’offre par Caffieri d’un buste de Voltaire, au seuil de son immortalité : « (La Comédie) va faire une délibération qui attestera l’exception que mérite M. de Voltaire et qui fait, à son égard seulement, renoncer la Comédie à l’usage de n’y admettre que les morts. Le grand âge de Monsieur de Voltaire est une excuse : l’impatience de l’immortaliser ne lui reproche point sa longue vie » (Lettre de Des Essarts à Caffieri, 16 mars 1778).


Unique, seule la relique investie par son propriétaire d’une valeur sentimentale et historique inestimable échappe à toute évaluation artistique ou monnaie d’échange. Les Comédiens-Français ont la leur, doyenne de leurs collections, le mobilier de scène utilisé par le plus illustre interprète du Malade imaginaire dans son dernier rôle et ainsi répertorié dans l’Inventaire de 1815 : « un fauteuil de Molière, à crémaillère et couvert de peau noire. Pour mémoire, il n’a pas de prix ».


Florence Thomas, février 2010
Archiviste-documentaliste à la Comédie-Française.




  • (1) Représentée pour la première fois le 5 novembre 1892 au Théâtre des Nouveautés.
  • (2) Les collections de la Comédie-Française : catalogue historique et raisonné, 1897 (p. 7).
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