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La Nuit juste avant les forêts

mise en scène Kristian Fréderic

: A propos de la pièce

Un théâtre de la solitude absolue, un théâtre du cri, un théâtre de la révolte
Kristian Frédric entretient avec le théâtre de Bernard-Marie Koltès une relation forte et passionnée. En 1994, il met en scène Dans la solitude des champs de coton. Et six ans plus tard, la Nuit juste avant les forêts : « Dès qu'on entre dans son œuvre, Koltès devient un compagnon. Il nous met face à nousmêmes ».


Bernard-Marie Koltès a vingt-huit ans quand il écrit la Nuit juste avant les forêts. C'est un long monologue, curieusement fait d'une seule phrase qui dure soixante-trois pages, sans aucune ponctuation, sans aucune interruption. Pour Kristian Frédric, la Nuit est une allégorie : « Le locuteur de Koltès pourrait être le dernier homme de notre civilisation occidentale et anthropophage qui émet encore un désir ». En effet, selon Koltès luimême, sa pièce est « l'expression, la longue expression d'un désir unique ». Et, il ajoute : « S'il y a un rapport de désir entre la personne qui parle et celui à qui elle parle, c'est qu'il y a une manière d'exprimer son désir et de le satisfaire – entre guillemets par les mots, par le langage exclusivement »*. C'est donc avec les mots que le locuteur de Koltès "drague" un inconnu qu'il vient de croiser dans la rue. Mais, ce n'est qu'à la soixantetroisième, c’est-à-dire à la dernière page, qu'il avoue : « Je t'aime, camarade ». Dans la lecture que Kristian Frédric fait de la pièce de Koltès, le locuteur sait d'évidence qu'il va à sa perte et que son destin est sans rémission : « Le théâtre de Koltès est un théâtre de la solitude absolue. Un théâtre du cri. Un théâtre de la révolte. C'est un théâtre qui dit : "Ce n'est pas possible". Mais aussi : "Il faut aimer" ».



Denis, il est là et il est étranger
La pièce de Koltès a accompagné Kristian Frédric plusieurs années avant qu'il ait l'opportunité de la monter. Peu à peu, une silhouette s'est imposée à lui : celle de Denis Lavant dans le film de Leos Carax, Boy meets girl : « Je me disais : Il faut quelqu'un qui soit là et qu'on sente étranger. Exclu. Or, Denis, il est là et il est étranger. Toujours en décalage ». L'intuition de Kristian Frédric s'est avérée juste. D'abord, pour dire d'un trait ce long soliloque, en donnant aux mots de Koltès leur densité et leur sens exacts, il fallait bien un Denis Lavant avec son étonnante facilité à passer d'un registre vocal à l'autre: « Sur un texte comme celui-ci, qui est une véritable partition musicale, il faut un stradivarius ». Ensuite, il existe une alchimie troublante entre le côté nocturne de l'acteur, la rage, la vulnérabilité qui sont en lui, et l'univers de Koltès : « Un univers dangereux. À partir du moment où vous travaillez les mots de Koltès, cela fait écho en vous-même. Cela vous déstabilise ».



Se débattre comme “le Dernier Mohican du désir” Kristian Frédric imaginait un homme qui marche sous la pluie. C'est à Enki Bilal, le cinéaste et dessinateur de BD, qu'il a demandé de concrétiser cette image. Enki Bilal lui a dit : « Cet homme qui ne s'arrête jamais, on le verra, accroché à une plaque, se débattre comme " le Dernier Mohican du désir" ». Et il a réalisé un décor noir, dénudé, constitué essentiellement d'un socle recouvert de plastique noir.
Sous les trombes d'eau qui s'abattent sur lui, le locuteur reste un long moment recroquevillé. Blotti comme un enfant, pour se protéger de la pluie mais pas uniquement. Il y a de la peur en lui. Est-ce la peur de la violence urbaine qui le cerne de toutes parts ? Ou bien, est-ce la peur de la violence de son propre désir ? Peu importe. Dès qu'il commence à parler, sa métamorphose est radicale. Le jeune homme manifeste une énergie, une vitalité insoupçonnées. Il se bat, se débat, tente par ses paroles et par tous les muscles de son corps, de séduire l'autre. La gestuelle saccadée, désarticulée de Denis Lavant, chorégraphiée par Laurence Levasseur, trouve son rythme dans la cadence de l'écriture de Koltès. Les moments de révolte alternent avec les moments de grâce. Denis Lavant est à la fois danseur et pantin, pugiliste et voltigeur. C'est en funambule qu'il avance sur le fil des mots de Koltès. Malgré le solide arrimage d'Enki Bilal, son équilibre reste précaire. Le vertige le guette à chaque instant.



La longue phrase interminable de Koltès, faite de redites et d'obsessions Denis Lavant marche. Il marche à travers la ville. Dans la nuit. Sous la pluie. Il ne s'arrête jamais. Mais, c'est une marche immobile. Sculpté, remodelé par les lumières de Yannick Anché, il apparaît comme l'Homme qui chavire de Giacometti, pétrifié dans son élan, cloué au socle d'Enki Bilal, à ce bout de trottoir où l'inconnu, à peine entraperçu, a aussitôt disparu. Perdu à jamais. S'il y a véritable mouvement, c'est le flux ininterrompu des paroles. La longue phrase interminable de Koltès, faite de redites et d'obsessions, devient pour le locuteur le moyen magique de conjurer l'absence et le manque, de faire réapparaître celui qui n'est plus qu'une ombre dans la ville. Ou, de donner une réalité à ce qui n'est qu'un fantasme de son imagination. Peut-être l'inconnu n'est-il qu'un autre lui-même. Il y a effet de miroir entre celui qui parle sans cesse et celui qu'on n’entend jamais.



Une mise à nu, et une mise à mort La mise en scène de Kristian Frédric est une mise à nu. Et une mise à mort. Le jeune homme se dépouille peu à peu de ses vêtements de citadin. Dans une sorte de rituel archaïque, il macule sa nudité de boue, prend l'apparence d'un homme primitif, de l'homme originel, serait-on tenté de dire. Les étranges guerriers masaï d'Ousmane Sow s'imposent à notre esprit. Kristian Frédric et Bruno Lahontàa se sont beaucoup inspirés de l'œuvre du sculpteur sénégalais pour concevoir la scénographie du spectacle. À cet instant, en tout cas, le locuteur de Koltès est devenu l'Étranger. Cet Autre qu'il n'a effectivement jamais cessé d'être.



* Entretiens inédits avec Bernard-Marie Koltès, Alternatives théâtrales/Académie expérimentale des théâtres (nos 52-53-54)

Chantal Boiron

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