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: Entretien avec Christine Angot et Mathilde Monnier

par Irène Filiberti

DE QUELLE FAÇON AVEZ-VOUS ÉLABORÉ CE DIALOGUE ENTRE TEXTE ET DANSE, QUI EST À L’ORIGINE DE CETTE CRÉATION EN DUO ENTRE UNE CHORÉGRAPHE ET UN AUTEUR ?


Mathilde Monnier - “Ce que toi tu dis, ce que moi je fais”, cela a commencé un peu comme ça. La première de nos réflexions a été celle des origines sociales. Elle nous a conduit à nous questionner sur ce qu’est un milieu. Comment un milieu social respire-t-il, et par quoi ? En l’occurence à essayer de dire la qualité, les représentations de la bourgeoisie. Christine a extrait un certain nombre d’éléments à ce sujet. Ce texte est vraiment écrit pour la scène.


Christine Angot - Parler ensemble de ce que signifie naître, être élevé et vivre dans la bourgeoisie, nous a amené à nous poser des questions comme : est-ce qu’on y est bien, heureux ? Quel est le lien entre la sensation, l’éducation au bonheur et ce milieu ? Parler de la bourgeoisie, c’était d’abord et avant tout parler du bonheur. C’est venu comme ça, Mathilde étant issue de cet endroit-là. Tout le monde a à se situer par rapport à ce milieu, qu’on en vienne en ligne directe ou pas. Nous avons tous un point de vue envers la bourgeoisie qui est le centre, l’équilibre de notre société. Le mien n’est pas celui d’une observatrice ordinaire. Dans mon identité, tout cela n’est pas clair. J’ai une relation particulière à ce milieu, à travers mon père, ce milieu qui ne m’a pas reconnue mais rejetée. Mathilde peut être dans une attitude critique, alors que j’éprouverais plutôt un sentiment d’extrême colère et d’amour mêlés. Mais on n’est pas ici dans une histoire intime, c’est une référence qui nous concerne tous. Tout ce qui a trait au goût nous y ramène. En tout cas, il est rare que cette question, qui nous intéresse pourtant tous, devienne un sujet de conversation. Tous les faits et gestes de notre vie, choisir ses vêtements, un café, etc., sont déterminés par notre rapport à la bourgeoisie et on n’en parle pas. Ce qui m’intéresse quand j’écris pour publier ou pour faire du théâtre, c’est tenter de dire le plus possible les choses comme on les pense intérieurement. Dans ce cas, dire comment on se situe sur le bonheur tel qu’il est proposé par la bourgeoisie, comment on pense toute cette éducation à vivre, parce que la bourgeoisie c’est ça. Toutes les classes sociales éduquent à la bourgeoisie, qui est assimilée à l’art de vivre. Dès que nous avons ciblé sur ce sujet de conversation, nous avons eu beaucoup de choses à nous dire.


MM - Dans le milieu chorégraphique, il est rare que la question des origines apparaisse et cela m’a toujours rassuré. Il n’y a aucun signe pour le savoir. C’est peut-être pour ça que j’ai choisi cet endroit. Pour être complètement vierge de cette référence. Dans la danse, quelque chose s’efface. Du coup, j’ai été séparée d’où je venais.


CA - La classe sociale, avant tout, c’est la langue. Cela se voit bien en Angleterre, c’est très clair, à l’accent, on sait d’où les gens viennent. En France, les arrangements sont plus compliqués. Mais la bourgeoisie, c’est la langue, aussi.


MM - Dans la pièce, je joue une sorte de personne qui tente d’échapper à son appartenance, à ce dont elle est issue, je le fais en incarnant des figures marginales, antisociales.


CA - Oui, enfin, même si ces figures sont aussi produites par ce milieu. Mathilde a beaucoup travaillé sur la folie par exemple, ou bien encore autour de l’Afrique.


MM - Mais si nous en sommes arrivées à cette image du bonheur, c’est aussi, selon moi, parce que derrière cette image, il y a beaucoup de souffrance. Sous cette figure désirée, “un bonheur sans problème”, se cachent beaucoup d’autres choses.


CA - Ce qui m’a beaucoup intéressée dans les propos de Mathilde, dans “écouter Mathilde”, c’est exactement ça. J’en avais sûrement besoin. L’écouter me donner des armes pour excuser et pour aimer la bourgeoisie. Ma position d’écriture, c’est passer par une conscience – quelque chose est douloureux, fait mal – mais le but, c’est forcément ça, s’approcher, aimer, comprendre. Et la compréhension ne peut se faire que si l’on passe par l’amour de ce que l’on raconte. Il y a peut-être de la compassion dans cette affaire, car il s’agit de dépasser la critique.


MM - Oui, il n’y a pas de critique mais une question que l’on fait surgir comme un état sur le plateau. Ma propre révolte ambivalente entre “être dedans” et “être contre”. Cela provoque des figures qui vont avec cet état, des figures d’insurgée. Et pour toi, un état qui correspond à ta posture en littérature.


CA - Même si je travaille pour la scène, pour moi, c’est quand même du roman. Parce que c’est la forme qui m’intéresse.


VOUS AVEZ DÉJÀ TRAVAILLÉ ENSEMBLE DANS UNE PIÈCE INTITULÉE ARRÊTONS, ARRÊTEZ, ARRÊTE. VOTRE NOUVELLE COLLABORATION PROCÈDE-T-ELLE D’UN MÊME CHEMINEMENT ?


MM - Dans Arrêtons, arrêtez, arrête, je m’étais approprié un texte que Christine avait travaillé pour la scène. Là tout se fabrique ensemble. Tant du point de vue de la mise en scène que du texte. Il y a beaucoup plus d’interférences.


CA - L’origine du texte provient du dialogue, de cet échange verbal entre nous. Et le texte produit de la danse. On pourrait dire aussi que les discussions ont produit d’un côté du texte, de l’autre du mouvement. En parallèle, chacune a travaillé ces choses dites avec son propre langage. Ensuite il y a le jeu et des points de rencontre sur la scène. Et puis nous ne sommes que deux sur ce plateau. C’est beaucoup plus engagé.


MM - Cette pièce ne parle pas que de notre histoire. Je suis nourrie par nos discussions, mais ça me transporte ailleurs. Ça me déplace. Je n’ai pas besoin d’entendre tout le temps le texte. Je peux le lâcher aussi. À suivre ce processus, j’ai le sentiment de m’engager de manière particulière. C’est la première fois par exemple que j’accepte de travailler sur mes origines.


CA - Le rapport aux origines, mixtes ou pas, est toujours et pour tous, je pense, très compliqué. Parceque chacun est pris entre deux sentiments, la honte ou la fierté ou les deux mêlés, qui empêchent d’en parler. On dit souvent que c’est le sexe qui génère le plus ce genre de sentiments, mais le social plus encore. À partir de nos conversations, Mathilde a commencé à se dégager de ces réactions et à danser des choses incroyables. Dans ce texte, j’essaie de raconter, vraiment, la disposition, les techniques ou les choses qu’on nous enseigne pour être heureux. Ce n’est hélas pas dans un mouvement intime et personnel qu’on apprend ça. C’est pour ça qu’on se plante souvent. Peut-être justement que les figures choisies et représentées par Mathilde sur scène sont, elles, intimes.


MM - Ce sont des récits dansés personnels, sûrement pas des récits que j’aurais pu développer à partir de mon milieu. Dans cette pièce, je produis du mouvement et du son, je traverse différentes gestuelles et un certain nombre de figures dont celle de la sorcière. En 1914, la chorégraphe allemande Mary Wigman a créé un remarquable solo qui m’a longtemps hantée. À tel point que j’avais alors appelé ma compagnie De Hexe en référence à Hexentanz, “la danse de la sorcière”. J’essaie à un moment de me réapproprier ce solo, de le réinterpréter à ma façon. Dans Chinoiserie, un de mes précédents solos, il y a une esthétique plus attendue, en tous les cas, moins dérangeante, car elle travaille et s’exprime à travers une forme de “beau”. Là, c’est très différent. Cette danse me permet d’être hors convention, hors du vocabulaire même de la danse. Bien sûr, dans L’Atelier en pièce ou Pour Antigone, je cherchais aussi d’autres formes, un autre vocabulaire à l’écart de ce que l’on connaît en danse, mais je ne l’avais pas pratiqué sur moi-même, en tant que danseuse. Ce sont des pièces que j’ai chorégraphiées avec et pour d’autres interprètes.


LA SCÈNE, LA DANSE OU L’ÉCRITURE PERMETTENT-ELLES DE SE DÉTACHER SI RADICALEMENT DES CODES ET CONVENTIONS ?


CA - Souvent les gens qui évoquent la bourgeoisie parlent d’un décor, un canapé, une maison. Mais il y a un corps bourgeois que nous souhaitons tous : la minceur, le sport, la distinction. Un corps idéal. Être artiste, c’est aussi chercher à se distinguer. Mais dans ce domaine-là, ce ne sont pas des questions de pouvoir qui se jouent, mais de puissance. Une phrase du texte le dit, qui se dit avec la liaison : “j’aimerais être vous”. L’artiste aimerait avoir le pouvoir du social, le bourgeois posséder la puissance de l’artiste.


QUE REPRÉSENTENT LES VALEURS BOURGEOISES AUJOURD’HUI?


MM - Au cours de ces dernières années, la société s’est radicalement transformée. On ne sait plus clairement identifier ce qu’est la bourgeoisie.


CA - Peut-être, mais on se réfère toujours au modèle bourgeois pour savoir comment il faut faire. Et c’est normal puisque c’est le confort. Comme il est très difficile d’accéder au bonheur, on aspire tous au succédané du bonheur, le confort. C’est le discours social de la bourgeoisie qui, elle, le maîtrise bien, le confort. Et on est tous là-dedans, quelle que soit notre appartenance sociale.


COMMENT ADAPTEZ-VOUS CETTE RÉFLEXION À LA SCÈNE ?


MM - Nous ne sommes pas juste l’une devant l’autre, avec seulement le texte et la danse. L’idée est de partir d’un espace en transformation. Le dispositif est très simple. Annie Tolleter, scénographe avec qui je travaille depuis longtemps, n’est plus dans cette pièce une intervenante extérieure. Présente en scène, elle manipule des objets, agence et transforme discrètement l’espace. C’est un travail de décor en mouvement. Les objets, dont une table, une chaise, un drapeau, ont un sens qui se modifie au fur et à mesure. L’objet donne une lecture de ce qui est dit ou dansé. Il est aussi porteur d’une autre lecture, visuelle. Un même type de travail est effectué avec le son proposé par Olivier Renouf. Tout est en interactivité.


CA - Mais une seule chose compte sur cet espace du plateau, c’est la présence, qui se manifeste par rapport au texte, au geste, à l’objet.


MM - Et ce que nous entendons chacune, l’une de l’autre.


Propos recueillis par Irène Filiberti

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