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La Mastication des morts

+ d'infos sur le texte de Patrick Kermann
mise en scène Jules-Henri Marchant

: Présentation

La pièce


« Ce n’est pas parce qu’on est mort qu’on n’a plus rien à dire ». De dessous les dalles du cimetière de Moret-sur-Raguse, les défunts se refusent au silence. Jeunes et moins jeunes ressassent leurs joies, leurs amours, leurs rancœurs, leurs regrets et leurs obsessions parfois peu avouables, souvent cocasses ! Surprenante histoire d’une communauté où la singularité de chacun fait résonner en nous ces vivants d’un autre monde.


Avec une lucidité implacable, l’auteur français Patrick Kermann laisse entendre une multitude de voix dont le message réconfortant pourrait bien être : « Ne vous inquiétez pas, tout se passera bien! ». Cette polyphonie de l’au-delà est servie par une équipe de comédiens qui, sous le regard de Jules-Henri Marchant, nous régalent d’un spectacle étonnant, drôle et insolent. Jubilatoire pour tous ceux qui aiment rire de tout et de tous !




très tôt j’eus une blessure dedans mon intérieur mais heureusement je ne vécus que peu


Alain Dupont (1961-1996) in La mastication des morts




Du royaume des morts à celui des mots


« La mastication des morts, c’est une longue histoire ! » dirait ma grand-mère. Une histoire qui nous a suivis, que nous avons portée durant ces trois années de mutations. En effet, les personnages de La mastication des morts nous ont vus passer du statut d’apprentis comédiens à celui de professionnels. Nous avons donc muté, éclos (nous éclorons encore toute notre vie, je l’espère) en interprétant des morts.


Drôle d’idée, certes, mais le texte de Patrick Kermann nous propose ceci : « Et si les morts étaient bien plus vivants que les vivants ? » Voilà donc notre petite classe, notre petite communauté, plongée dans la communauté de ces morts (vivants ? vibrants ?). Ces morts qui nous racontent, qui se racontent, des morts qui en tout cas, ont droit aux mots. Et si le royaume des morts était celui des mots ? Nous aurions alors une double comparaison : tout comme nous accédons aux mots en entrant dans le domaine théâtral, les morts, en quittant la vie, accéderaient, à leur manière, à leurs propres mots, à leur propre théâtralité. Je cherche peut-être des liens saugrenus entre les comédiens que nous sommes et les morts qu’ils sont mais les liens sont là, j’en suis persuadée.


Une chose est certaine, le texte de Patrick Kermann dévoile la multiplicité des êtres. Quoi de plus juste que de le faire jouer par une « classe ». Une classe réunit en son sein des personnes venues de tous les horizons, qui ne se connaissaient pas, qui ne se sont pas choisies, et qui sont par la force des choses amenées à vivre une histoire commune. N’en serait-il pas de même dans les cimetières ?


Lara Hubinont. Comédienne dans La mastication des morts




Ceux qui me lisent disent de mes textes qu’ils sont morbides.
Certes, ils tournent tous autour de la mort comme autour d’un soleil étranglé,
mais il y a dans ma pièce - qui d’ailleurs n’en est pas une! - une grande joyeuseté,
une formidable gaieté de tous ces morts réconciliés.


Patrick Kermann




Paroles d’auteur


Depuis les Grecs Anciens jusqu’à nos jours, en passant par Shakespeare où les spectres ne sont pas en reste, le théâtre est, par essence, un art de la mort, un art de faire parler nos morts. De ma première pièce de The Great Disaster à la rnière en cours, je ne cesse de donner la parole à ceux qui sont morts. La question de la Shoah n’est sans doute pas étrangère à ce fait. Elle constitue, selon moi, le noyau dur et secret de mon écriture. Que peut-on écrire après une coupure historique et philosophique aussi radicale, aussi irréconciliable? Quelles formes sont encore possibles? Quelles figures inventer? … Moi, j’ai choisi de faire parler les morts.


C’est d’ailleurs en visitant un petit cimetière de la campagne française que m’est venue l’idée de construire une polyphonie de l’au-delà en redonnant la parole aux centaines de défunts enterrés depuis des siècles à Moret-sur-Raguse, village symbolique inventé de toutes pièces… Mais avant d’en arriver là, j’ai fait un tour de France des nécropoles rurales et j’ai réuni un ensemble de noms aux consonances bien françaises afin d’exclure tout exotisme. Hormis la géographie, purement imaginaire, du village en question, tout ce que je raconte dans ma pièce est authentique, au détail près, petite histoire et grande Histoire entremêlées.


La mastication des morts est un oratorio in progress. C’est un travail sur le nombre et la mémoire, la petite mémoire fragile d’une multitude de voix qui s’inscrivent dans l’histoire d’une communauté. Il s’agit dans l’accumulation des habitants du cimetière de Moret-sur-Raguse, d’entendre la singularité de chacun, sa langue propre qui, surgie d’outre tombe, par delà les corps, fait résonner en nous, morts en sursis, ces vivants d’un autre monde. Chacun de ces morts a sa langue individuelle, sa rhétorique spécifique. L’ensemble de ces formes d’expression accumulées constitue une vaste interrogation sur la langue, sur ce qu’il reste d’une langue incarnée, individualisée lorsque l’Histoire est passée par là.


Notre époque est en train de perdre la mémoire à toute vitesse. Face à l’accélération de l’Histoire et de l’information, les événements du monde n’ont presque plus de réalité, de durée, de mémoire. Ils se succèdent si vite qu’ils n’ont même plus le temps nécessaire pour s’inscrire en profondeur dans notre conscience et, plus grave encore, dans notre inconscient. Comment voudriez-vous qu’ainsi déréalisés et broyés, ils fassent mémoire?


La mort dans ce dispositif n’est qu’une image, à la fois brutale et lointaine, évanescente et insistante, répétitive et anesthésiante. Le fond sur lequel elle s’enlève est un refus de la mémoire, du passé, de la trace durable, questionnée, mise en perspective. En banalisant la mort, notre époque l’escamote, la rend insignifiante, presque inutile. Elle n’a plus rien d’un événement humain fondamental, communautaire, rituel, culturel. On oublie un peu trop facilement que, de notre naissance à la fin de notre existence, nous vivons dans l’incessante compagnie des morts, qu’ils sont des milliards à parler en nous, à travers nous, pour nous. Nous oublions que nous sommes des morts en sursis, et ce faisant, nous vivons amputés d’une moitié de nous-même. Avec La mastication des morts, j’ai essayé de prendre le contre-pied de tout cela et de ramener la mort au centre de la vie.


La mastication des morts est une joyeuse tentative de réconciliation avec la mort que notre époque évacue systématiquement. Les morts que j’arrache momentanément de l’oubli en les mettant en scène ne connaissent ni la résignation de la tristesse ni la brûlure de la plainte, ni horreur, ni extase, ni enfer, ni paradis. L’important est pour eux de surmonter un double choc. D’abord, le fait d’être mort, de se retrouver soudain de l’autre côté de la vie sans savoir pourquoi. Événement qui ne passe pas, qui reste planté en travers de la gorge et les contraint au ressassement. Mais à la fin, remontant le temps, ils découvrent enfin la cause de leur mort et entrevoient l’apaisement. Passés au-delà d’eux-mêmes, dédoublés, ils n’ont à l’égard de la vie ou de la mort aucun ressentiment, aucune haine. Se prenant souvent comme objet d’autodérision légère, ils ne cessent de nous provoquer, soit pour jouer avec nous et nous inviter à ne pas avoir peur, soit pour nous attendrir, eux-mêmes ne sachant pas vraiment ce qu’est la mort, l’état de mort. Il y a pour nous aussi une étrange consolation à nous promener avec eux, à les écouter. Ce geste de tendresse est essentiel pour eux. En les écoutant, on les console et ce bienfait inattendu rejaillit sur nous qui tremblons un peu. «Ne vous inquiétez pas, tout se passera bien!», tel est le message réconfortant qu’ils semblent murmurer à notre oreille incrédule.


Grâce à eux, grâce à leur fraternelle mastication, face à la mort qui vient, nous sommes presque pacifiés, presque réconciliés.


Patrick Kermann. Extrait du texte établi par André Dupuy d’après une conversation avec l’auteur les 27 janvier et 24 février 2000.

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