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: 1. Matériau

« Serge Daney, itinéraire d’un ciné-fils » est un film réalisé en 1992 par Pierre-André Boutang et Domique Rabourdin dans le cadre de l’émission Océaniques. Dans ce film, Daney s’entretient avec Régis Debray (dont la présence discrète reste en hors champ) et revient sur ce qu’aura été sa vie à travers les voyages, le cinéma, les médias. Cet entretien ne ressemble ni à une hagiographie, ni aux souvenirs d’un cinéphile, ancien critique aux « Cahiers du cinéma » ou à « Libération ».
Il est important de replacer le film dans son contexte. À l’époque, malade du sida, Daney connaît l’imminence de sa mort. Le film est tourné rapidement sans avoir été vraiment prémédité. La parole de Daney remise ainsi en situation revêt un caractère d’urgence. Nous sommes face à quelqu’un qui éprouve la nécessité de nous transmettre quelque chose et sans doute d’en enregistrer la trace. Pas un message, ni une confession mais une pensée. Une pensée qui montre en acte le plaisir de penser. Une pensée qui nous fait sentir que, selon la phrase du Galilée de Brecht : « Penser est un des plus grands divertissements de l’espèce humaine ».
Serge Daney ne parle pas de sa propre vie pour la raconter mais pour élucider une part de ce qu’il est en train de vivre. Sa parole s’arrime et s’invente ainsi au présent. À Jacques Rivette qui se demandait pourquoi Daney n’était jamais passé derrière la caméra, on aimerait répondre qu’« Itinéraire…» est comme son propre film : un homme cadré en plan fixe improvise un texte pour la caméra. Une voix qui serait comme l’autre versant de ce qu’il écrivait dans les revues et les journaux.
Le film ressemble pourtant à un matériau hybride. Il tient à la fois du journal, de l’autoportrait, du roman, de la chronique ou du pamphlet… C’est que Daney porte en lui toutes ces formes d’expressions. Et c’est sans doute pour cela que nous vient l’envie d’en arracher une page, d’en retenir une phrase, d’en réécouter une autre, sans doute pour cela que nous vient l’envie de poursuivre le dialogue avec lui, de prolonger l’expérience.


Peut-être aussi parce qu’à son contact on se sent fortement exister. Il y a quelque chose de théâtral dans la parole de Daney car elle convoque autant qu’elle dépend de l’attention de son interlocuteur. Elle s’énonce toujours dans un rapport à l’autre, en elle s’inscrit le désir de l’autre, la place de son écoute. Témoignant publiquement de ce que « voir des films » lui a offert du monde, Daney choisit, rigoureusement, généreusement, de partager ce butin. Sa parole vit, s’anime et nous aimante parce qu’il est lui-même un homme de (la) parole, de l’oralité. Un conteur, un griot comme il aimait à se définir. Daney possède l’art de raconter, un art de se raconter de façon ludique et aérienne, fait de « sauts », « d’envolées » où la parole se perd, se retrouve, invente une route encore non tracée. La parole de Daney recèle en elle-même toute une dramaturgie, tout un paysage, toute une géographie. Elle est à elle seule une Odyssée (dans le style d’Homère). La promesse d’une traversée aventureuse, d’un voyage secret. Elle est un archipel composé d’îles qui auraient pour noms, (imaginons) : Rio Bravo… Tegucigalpa… le Cyrano-Roquette… Nuit et brouillardMoonfleet … Les Cahiers jaunes … Jean-Luc Godard … Le panoramique de Mizogushi … 1981 … Les films qui ont regardé notre enfance … James Stewart … Oulan- Bator … Libération … Mai 68 … « le travelling de Kapo … Le Pont du nord … Léo MC Carey … service public … Kinshasa … Buster Keaton …

Nicolas Bouchaud

décembre 2009

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