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L'Atelier d'Alberto Giacometti

+ d'infos sur le texte de Jean Genet
mise en scène Philippe Chemin

: Présentation

Tout homme aura peut-être éprouvé cette sorte de chagrin, sinon la terreur, de voir comme le monde et son histoire semblent pris dans un inéluctable mouvement, qui s’amplifie toujours plus et qui ne paraît devoir modifier, pour des fins toujours plus grossières, que les manifestations visibles du monde. Ce monde visible est ce qu’il est, et notre action sur lui ne pourra faire qu’il soit absolument autre. On songe donc avec nostalgie à un univers où l’homme, au lieu d’agir aussi furieusement sur l’apparence visible, se serait employé à s’en défaire, non seulement à refuser toute action sur elle, mais à se dénuder assez pour découvrir ce lieu secret, en nous-même, à partir de quoi eut été possible une aventure humaine toute différente. Plus précisément morale sans doute. Mais, après tout, c’est peut-être à cette inhumaine condition, à cet inéluctable agencement, que nous devons la nostalgie d’une civilisation qui tâcherait de s’aventurer ailleurs que dans le mensurable. C’est l’œuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand les faux-semblants seront enlevés. Mais à Giacometti aussi peut-être fallait-il cette inhumaine condition qui nous est imposée, pour que sa nostalgie en devienne si grande qu’elle lui donnerait la force de réussir dans sa recherche. Quoi qu’il en soit, toute son œuvre me paraît être cette recherche que j’ai dite, portant non seulement sur l’homme mais aussi sur n’importe lequel, sur le plus banal des objets. Et quand il a réussi à défaire l’objet ou l’être choisi, de ses faux-semblants utilitaires, l’image qu’il nous en donne est magnifique. Récompense méritée, mais prévisible.


Jean Genet L’atelier d’Alberto Giacometti




A propos de L’Atelier d’Alberto Giacometti de Jean Genet par Philippe Chemin


Jean Genet pose pour Alberto Giacometti à partir de 1954 jusqu’en 1958.
De ces moments passés avec Alberto Giacometti, il écrit L’Atelier, un récit étalé sur plusieurs années, retravaillé à la façon d’un journal, de notes, remarques, faussées, sans cesse reprécisées ou approfondies ; entrecoupé de dialogues avec l’artiste. C’est la description majeure d’un être si singulier qui rejoint Jean Genet dans ses questionnements sur l’Art, la représentation de la Réalité, la forme, le mystère de chaque être dans sa solitude. Genet écrit « qu’il tente surtout de préciser une émotion, de la décrire, non d’expliquer les techniques de l’artiste. »
Et tous deux se livrent, se confient. Ce qui en fait un texte essentiel de théâtre, récit et dialogues, que les acteurs peuvent prendre à leur compte, pour évoquer deux artistes si profondément humains.


J’ai découvert l’œuvre de Giacometti pendant la grande exposition rétrospective fin 1991 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. Ce fut un énorme choc émotionnel. Dans les dernières salles il y avait des immenses statues qui imposaient une telle force, un tel mouvement dans leur immobilité, des corps morts qui requièrent le silence, que je suis resté médusé devant une telle charge de vie et de paix. Depuis il me semble que je n’ai pas passé un jour sans penser à ces statues, ce qui m’a amené à approfondir, à travers son œuvre et ses écrits, les réflexions de Yves Bonnefoy et de Thierry Dufrêne, mes connaissances de l’homme et de sa démarche... l’initiation à la peinture par son père Giovanni, peintre postimpressionniste, ses études avec Bourdelle qui avait été lui-même élève de Rodin, son engagement avec le groupe surréaliste, puis son grand retour au réel avec recours au modèle, sa redécouverte des impressionnistes et particulièrement Cézanne dont Giacometti adopte la touche unique dans ses sculptures ainsi que la remise en cause des règles de la perspective héritées de la Renaissance, jusqu’à son énorme bouleversement pendant une projection des actualités dans un cinéma de Montparnasse...


Il abat ce dernier écran en sortant sur le boulevard qui lui fait l’effet des Mille et une nuits. Il raconte dans un entretien : « Au fond j’ai commencé très nettement à vouloir travailler enfin d’après nature vers 1945. Il y a eu pour moi une scission totale entre la vue photographique du monde et ma vue propre, que j’ai acceptée. C’est le moment où la réalité m’a étonné comme jamais. Avant quand je sortais du cinéma, il ne se passait rien, c’est-à-dire que l’habitude de l’écran projetait sur la vision courante de la réalité. Puis tout à coup, il y a eu rupture. Ce qui se passait sur l’écran ne ressemblait plus à rien et je regardais les gens dans la salle comme si je ne les avais jamais vu. Et à ce moment, j’ai éprouvé de nouveau la nécessité de peindre, de faire de la sculpture, puisque la photographie ne me donnait en aucune manière une vision fondamentale de la réalité. »



Je partage cette vision de Giacometti. On croit connaître le monde à travers des écrans qui ne donnent qu’une vue partielle sans profondeur. Regarder et écouter des êtres sur scène, c’est la découverte de l’inconnu, c’est le retour au réel dans un monde technologisé. Dans l’espace-temps du théâtre, un visage, un corps, une voix sont mystère. Thierry Dufrêne, dans son essai sur Giacometti, écrit qu’on peut rapprocher les figures de Giacometti du nouveau théâtre (Beckett, Genet, Robert Wilson). L’espace y est rendu sensible par des répétitions de figures placées là, sans rôle apparent, toutes tendent à s’identifier avec le chœur de la tragédie grecque.


Les personnages du chœur étaient là pour accompagner la prise de conscience du héros tragique : ceux de Giacometti ne sont-ils pas là pour nous faire prendre conscience de notre regard ? Giacometti écrit dans son carnet, Plus c’est vous, plus vous devenez n’importe qui... Mais vous n’êtes les autres qu’en étant au maximum vous-même, n’est-ce pas ?




« Je suis assis, bien droit, immobile, rigide ( que je bouge, il me ramènera vite à l’ordre, au silence et au repos ) sur une très inconfortable chaise de cuisine. Lui - ( me regardant avec un air émerveillé ) : « Comme vous êtes beau ! ». - Il donne deux ou trois coups de pinceaux à la toile sans, semble-t-il, cesser de me percer du regard. Il murmure encore comme pour lui-même : « Comme vous êtes beau. » Puis il ajoute cette constatation qui l’émerveille encore plus : « Comme tout le monde, hein ? Ni plus, ni moins. »


Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti



« Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde. Il y a donc loin de cet art à ce qu’on nomme le misérabilisme. L’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine. »


Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti



« L’infinie vanité de tout. Et le mystère existe sur tout, en tout. Toujours l’homme a exprimé dans l’art sa conception du monde, plus directe que la philosophie. »


Alberto Giacometti, Ecrits




Alberto Giacometti… une femme, je la fais immobile et l’homme toujours marchant


Peu de destins plus singuliers, dans l’histoire de l’art contemporain, que celui du sculpteur suisse Alberto Giacometti. Célébré dans les années trente, fêté par les surréalistes, présent au sommaire de toutes les revues d’avant-garde, il semble s’effacer de la scène artistique à partir de la seconde guerre mondiale, car il apparaît comme à contre-courant des grands mouvements de l’esthétique du temps.
C’est seulement vers 1960 que s’achève sa longue traversée du désert : rétrospectives, hommages, prix et grand prix (celui de la biennale de Venise en 1962) se succèdent, consacrant une démarche sans précédent et restée sans héritier.


Né à Stampa, en Suisse, en 1901, fils d’un grand peintre suisse post-impressionniste, Giacometti fréquente l’Ecole des Arts et Métiers de Genève. Après un séjour d’une année en Italie où Cimabue, Giotto, et Tintoret provoquent en lui un grand choc, il se rend à Paris en 1922 et étudie chez Bourdelle. Sous l’influence de Laurens et Lipchitz, il se soumet à la discipline cubiste avant de s’en détourner. Sa rencontre avec Aragon et Breton l’oriente vers le surréalisme. mais il s’accommode mal de la rigidité de cette doctrine.
A partir de 1935, il travaille d’après modèle et entreprend une recherche solitaire de huit années où se façonne l’essentiel de sa révolution esthétique. Il élabore ainsi les grandes œuvres qui, étirées en hauteur, feront sensation dans l’après-guerre : « une femme, je la fais immobile et l’homme toujours marchant. »


Dès 1950, des philosophes comme Merleau-Ponty, des écrivains comme Jean Genet, Georges Bataille, Michel Leiris, des poètes comme Francis Ponge, Yves Bonnefoy, André du Bouchet ont témoigné de l’importance unique de cette œuvre en laquelle ils reconnaissaient une communauté de préoccupations avec leur propre démarche.




« Une réflexion de Giacometti, souvent répétée : – Il faut valoriser... Je ne pense pas qu’il ait porté une fois, une seule fois de sa vie, sur un être ou sur une chose un regard méprisant. Chacun doit lui apparaître dans sa plus précieuse solitude. LUI. – Jamais je n’arriverai à mettre dans un portrait toute la force qu’il y a dans une tête. Le seul fait de vivre, ça exige déjà une telle volonté et une telle énergie... »


Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti

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