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Hamlet

+ d'infos sur le texte de William Shakespeare traduit par Yves Bonnefoy
mise en scène Dan Jemmett

: Entretien avec Dan Jemmett

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française - juillet 2013

Un certain rapport à la tradition


Hamlet, pour un Anglais, c’est le grand texte. À l’école, à l’Université, avec mon père – qui était acteur, c'est comme si ce texte avait depuis toujours été au centre de tout mon rapport au théâtre. Je pense qu'il en va de même pour beaucoup de metteurs en scène, et bien sûr pour beaucoup d'acteurs. On se dit qu’un jour on va « faire Hamlet ». Et pour certains acteurs, la grande angoisse est de savoir quand ils auront enfin assez de maturité pour aborder le rôle – en espérant qu'à ce moment-là ils ne seront pas trop vieux ! Le rôle en question véhicule une dimension mythique, incontournable.


En Angleterre, parce que le public connaît des passages entiers de la pièce par cœur, la question tourne souvent autour de l’interprétation de l'acteur. Comment un tel va-t-il s'emparer du texte ? C'est toujours un peu l'événement – bien sûr davantage au National Theatre que sur la scène d'un pub de Camden Town. Lorsqu'un acteur star de la télévision ou du cinéma vient se produire sur une grande scène dans ce rôle, tout le monde l'attend au tournant, tout le monde en parle.


Dans ce contexte, il est naturel que chaque génération d'acteurs cherche à rendre le texte d'une façon particulière, à en dévoiler certains pans, à en révéler l'aspect (éternellement) contemporain, et à le rendre de plus en plus abordable. Cela a commencé, après John Gielgud, avec Laurence Olivier, dont le jeu était considéré en son temps comme extrêmement moderne ; aujourd’hui, quand on le voit, on trouve bien sûr cela extrêmement vieillot...


Le public anglais entretient avec Hamlet le même rapport que le public français avec certaines pièces de Molière, de Racine ou de Corneille ; lors des représentations, il « attend » la suite du texte, parce qu'il le connaît en grande partie. Tout metteur en scène qui cherchera un tant soit peu à s'éloigner, à s'écarter du texte, de son sens, se heurtera souvent à des résistances, surtout dans les grandes institutions. C'est comme si on ne pouvait pas aller « trop loin » avec ce genre de pièce. Je ne suis pas sûr d'être, à ce jour, le genre de metteur en scène à qui le London National Theatre confierait une mise en scène de Shakespeare, mais toujours est-il que le fait de monter la pièce à la Comédie-Française me donne une certaine liberté ; le passage d'une langue à l'autre, le fait même de la traduction (le fait qu'on puisse monter la pièce en France dans telle traduction plutôt qu'un autre) crée une sorte d'espace entre l'objet et moi. Certes il m'est déjà arrivé de monter du Shakespeare en français : La Nuit des rois et La Comédie des erreurs, mais Hamlet est un registre complètement différent. Ici, à la Comédie-Française, j'essaye à la fois de ne pas me donner trop de limites et de ne pas porter sur mes épaules tout le poids culturel du texte dans sa langue originale – même si je les ai d'une certaine façon, comme dirait Hamlet, intériorisés mentalement. Ma vision et ma pensée « anglaises » d'Hamlet sont basées sur le texte, le poids des mots, leur archaïsme parfois (certains sont très obscurs aujourd'hui). Il faut lutter contre cela. La traduction m'y aide. Les mots d'Yves Bonnefoy, même si parfois ils ne sont pas très courants, sont quand même dans un français moderne.


Un huis clos dans un univers quotidien


L’idée de situer l'action de Hamlet dans un club house – le lieu de convivialité d'un club d'escrime est le fruit d'un cheminement un peu complexe. J'avais pensé à Denis Podalydès dans le rôle d'Hamlet dès l'époque où nous avons travaillé ensemble sur La Grande Magie d'Eduardo De Filippo, et je savais qu’il pratiquait l’escrime ; cela me semblait donc intéressant comme point de départ, puisque le final de la pièce est, normalement, un grand combat à l'épée, où l'on peut aller jusqu'à montrer des choses tout à fait extraordinaires, à la Errol Flynn. En même temps, il était clair que je ne me voyais pas faire quelque chose de classique, et qu'il me faudrait trouver une transposition – une bagarre au couteau ou quelque chose de ce genre. Tout cet imaginaire lié à l'escrime a fini par englober ma réflexion sur un lieu possible pour l'action, et c'est là que l'idée du club house m'est venue. Mais ce club-house n'aura pas grand-chose à voir avec le côté raffiné et feutré que l'on est en droit d'attendre d'un club d'escrime. Non, il reflètera davantage mes souvenirs de jeunesse dans les années 1970, quand je jouais au foot. Plutôt que chic, il sera assez populaire. Pour moi, Hamlet pourrait se dérouler un dimanche ou un jour de fête (celui des noces de Gertrude et de Claudius, par exemple), où tout le monde s'est mis sur son trente et un et finit pas assister à une tragédie qui se déroulerait le temps de cette journée. Au fond, je vois Hamlet comme une sorte de huis clos ; l'intrigue en elle-même en est assez réduite, elle ressemble presque à un fait-divers que l'on pourrait lire dans un journal comme Le Parisien. Certes, la pièce parle du Danemark, de la Pologne, de l’Angleterre, de la royauté, des guerres, mais ce sont autant d'aspects qu'on ne voit pas. Le sujet de la pièce est, à mon avis, différent. Quand on étudie les scènes de près, on voit qu'elles sont parfois très fragmentées, et qu'il n'y a pas énormément de monde ; une dizaine de personnages tout au plus, tous des gens assez seuls dans un grand château ; c'est souvent le cas chez Shakespeare, même dans Richard III qui, au fond, montre sur un plateau un roi solitaire qui manipule son entourage de façon machiavélique. Donc, dans Hamlet, il me semble qu'il n'y a pas besoin de grand-chose, que tout pourrait se jouer dans ce même lieu, le club-house ; on peut y faire des fêtes, y parler en privé, y faire du théâtre. Du théâtre dans un club-house ; prendre un texte classique et le situer dans ce genre d'endroit qui, a priori, n’a rien à voir avec le contexte, comme si on faisait s'entrechoquer ensemble deux blocs hétérogènes pour voir ce que cela produit. Finalement, je ne crois pas qu'il faille justifier intellectuellement l'idée de ce club-house.


La question est plutôt de savoir si des personnages peuvent avoir des états d'âme shakespeariens dans ce genre d'endroit assez banal. Je me souviens que lorsque j'ai commencé à étudier le théâtre à l’Université, à Londres, l'un de nos professeurs nous avait demandé de chercher un parallèle entre un feuilleton télévisé qui s’appelait Eastenders et qui traitait de la vie quotidienne d’un quartier populaire de Londres et les pièces de Shakespeare. Ce qu'il voulait, c'est que nous réfléchissions au public shakespearien, à la manière dont, à son époque, Shakespeare réussissait à rendre la tragédie accessible à tous les publics, y compris celui qui, au théâtre du Globe, était debout : la foule, le peuple. On est en droit de se demander si, aujourd’hui, certaines grandes séries de télévision ne sont pas, parfois « shakespeariennes ». Je pense à ces séries qui présentent des situations de trahisons, de règlement de comptes, de dilemmes dignes des plus grandes tragédies. Et en les regardant, on se reconnaît ; elles parlent de nous. Le théâtre de Shakespeare faisait la même chose. Je crois que les grands thèmes peuvent ressurgir dans un environnement banal. Ils n'en ressortent parfois que mieux.


Le labyrinthe théâtral d'un puritain paradoxal


Il me semble que même les côtés fantastiques d’Hamlet peuvent s'expliquer de façon quotidienne. Cette histoire de spectre, par exemple : à partir du jour où mon père est mort – j’étais très proche de lui – j'ai commencé à le voir partout, et cela pendant des années . J'avais l'impression de le reconnaître dans les autres, dans des inconnus croisés dans la rue... Je compte donc traiter l'idée du spectre de façon très concrète : ce que verra Hamlet, c’est vraiment son père.


Hamlet est une tragédie qui refuse de s’inscrire dans la tradition des tragédies de vengeur. Elle est assez classique jusqu’au moment où le spectre dit : « Venge ma mort » et qu'Hamlet répond : « oui ! » A partir de là, si la structure reste tragique, le contenu change ; Hamlet hésite. Il hésite et il se met alors à parler ; la tragédie est dès lors liée au fait qu'on puisse penser les choses autrement, se penser autrement. Si le texte d’Hamlet est si moderne, c'est parce son héros « refuse ». Ce refus est d'ailleurs ce qui génère parfois l'humour que contient la pièce. Hamlet est hanté par des images de corruption, dans tous les sens du terme ; corruption du caractère, corruption de la chair – des vers dans un chien mort, le dégoût qu'inspire le corps d'Ophélie. Le monde est infecté, putréfié. Face à cela, il se fait pour ainsi dire puritain. Il y a sans doute là une dimension critique de Shakespeare face à Jacques 1er, roi débauché qui a succédé à Elizabeth 1re, mais peu importe. Hamlet est un puritain paradoxal, puisqu'il aime le théâtre. C’est une dimension extrêmement complexe du personnage. Lorsqu'on est puritain, ce que l'on veut d'ordinaire, c'est fermer les théâtres, or Hamlet va jusqu'à donner des instructions aux acteurs sur la façon de jouer un rôle que lui- même ne peut pas jouer. Je suppose que pour tout metteur en scène, il y a des abymes qui s’ouvrent là au moment des répétitions ; on entre alors dans un labyrinthe dont on se dit qu'on ne va jamais sortir. Qui est Hamlet : est-il fou, joue-t-il la folie, joue-t-il à jouer la folie ? La perspective est infinie. De ce point de vue, pour moi, le parallèle est très intéressant avec De Filippo et sa Grande Magie.


Ce sont en tout cas des interrogations qu’on ne pourra jamais résoudre intellectuellement. Seul le plateau peut apporter des réponses, ou des débuts de réponses.


Dans Hamlet, on peut s'interroger pendant des heures sur le sens et l'origine de certaines répliques. Parfois, on se rend compte qu'elles découlent tout simplement des situations. Il me semble que c'est le cas dans la scène avec Polonius, quand Hamlet lui dit qu'il peut marcher en arrière comme un crabe. On peut bien sûr chercher tout ce qu'il y a d'emblématique dans la notion de crabe, mais on peut se rendre compte que la situation de menace dans laquelle se trouve Polonius le fait naturellement reculer face à son interlocuteur, tout en ne le quittant pas des yeux, et lui donne une démarche de crabe. Cela, on le comprend par le corps de l'acteur sur le plateau ; le théâtre de Shakespeare et le théâtre élisabéthain en général profondément ancrés dans la pratique de l’acteur de théâtre.

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