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Epilogue d'une trottoire

mise en scène Thierry Bedard

: Entretien avec Thierry Bedard

Comment as-tu rencontré Alain Kamal Martial ?


C’est Ahmed Madani, alors directeur centre dramatique de l’Océan Indien à la Réunion, qui nous a présentés dans un café à Paris. À la lecture d’un seul texte, j’ai très vite pensé que c’était un auteur d’une force incontestable. Je suis parti le voir à Mayotte. Après une sorte d’errance, avec lui, dans son île, je lui ai commandé le texte qui a été intitulé l’Epilogue des noyés du kwassa-kwassa sur la plage où pourrit leur viande.


Qui sont ces noyés ?


Les quatre îles de la lune composent l’archipel des Comores. Pour des raisons politiques assez confuses, Mayotte est restée française et les trois autres îles sont devenues une république indépendante, en 1976, et depuis peu une union fédérale. Aujourd’hui, Mayotte vit totalement assistée par la France, et les trois autres îles se sont enfoncées dans une économie de survie, avec une corruption épouvantable, qui génère une misère crasse et définitive. Les comoriens émigrent vers Mayotte. Ils empruntent des barques de pêcheurs de huit mètres à fond plat, fabriquées avec une résine de mauvaise qualité, et pourvues de gros moteurs. On les appelle les kwassa-kwassa du nom d’une danse qui secoue très fort. Ces barques traversent clandestinement les 70 kilomètres entre les îles d’Anjouan et de Mayotte. C’est une zone du Canal du Mozambique où l’Océan Indien est très violent. Les barques se retournent contre une vague et font naufrage, ou tombent en panne et errent en mer. On considère qu’il y a plus de 200 morts chaque année, certainement près de 4000 noyés depuis les années 90. Les habitants de Mayotte ramassent des cadavres sur les plages. Alain Kamal Martial donne la voix à ces noyés.


Comment faire parler ces noyés ?


Je souhaitais échapper à toute théâtralité, garder la violence émotionnelle, charnelle de ce texte qui transpire le sel et le sang. Et la révolte contre ce meurtre de masse. C’était très difficile. Lorsque je suis retourné travailler à Mayotte, j’ai tout de suite pensé travailler dans le noir, imaginé que beaucoup de sensations passeraient par un monde sonore. J’ai enregistré un incroyable comédien comorien, Hamza Hamada Mounir, qui incarne d’une certaine manière un noyé. J’ai enregistré l’univers sonore du marché de Mamoudzou, sur Grande Terre, qui est l’endroit précis de la fiction, et le lieu où les clandestins sont chassés par la police française. J’ai aussi ramené la musique de Boura Mahiya, artiste agriculteur mahorais, qui a toujours « chanté et consolé les hommes et les femmes de leurs chagrins d’amour ». Et puis j’ai fait la connaissance d’un personnage étonnant, journaliste, caméraman, baroudeur, qui vit dans l’Océan Indien depuis de nombreuses années : Frédéric Bouvier. Il avait déjà filmé une traversée en kwassa-kwassa, qui n’avait intéressé aucune chaîne de télévision française. Nous avons donc produit un nouveau reportage sur un transit de dix heures, dans une de ces barques clandestines, cette nuit-là, pleine d’enfants…
Dans le spectacle, les images surgissent du noir, les visages des enfants fuient les murs. Mais il ne se passe presque rien…
C’est un cauchemar.


Comment ta collaboration avec Alain Kamal Martial s’est-elle poursuivie ?


L’Epilogue des noyés a été créé. Ensuite Alain m’a adressé l’Epilogue d’une trottoire, pour un simple avis. Ce texte écrit pour une voix, une voix de femme m’a totalement bouleversé et j’ai donc décidé de le monter.


Comment décrirais-tu cet Epilogue d’une trottoire ?


C’est une femme qui parle au moment où elle meurt. Son agonie est le temps de ce texte construit en sept fragments, sept fragments que l’on peut intervertir, qui ne se suivent pas forcement. Cette femme est une prostituée, elle est tuée à coup de pierre sur la nuque. Le meurtrier, le client, lui fait un trou dans la nuque, comme s’il lui ouvrait un autre sexe dans le crâne. C’est une vision totalement hallucinée. Ce que l’on entend là est une chose que l’on n’entend jamais. Cette femme énonce à quel point elle possède ce corps malgré toutes les dépossessions qu’elle subit. On n’est pas dans un espace logique. Et bien loin de tout misérabilisme ou de toute complaisance esthétique. C’est la description d’un corps prostitué qui normalement n’a pas de voix, qui n’a pas le droit de l’être, qui n’a pas le droit de dire sa sensation, sa perception.


Sais-tu dans quelles conditions Alain Kamal Martial a écrit ce texte ?


À Madagascar, je crois qu’Alain a rencontré une jeune femme, dans le quartier de Tsaralalàna à Tananarive, l’un des quartiers de nuit où les « filles » se prostituent pour survivre, une prostituée très jeune, épuisée. Il a passé plusieurs nuits à parler avec elle. Très vite, il a écrit des fragments de ce texte. Peu de temps après, il a voyagé dans d’autres pays de l’Afrique Australe, où il a été confronté à la même misère. Je pense qu’il a ressenti le besoin de comprendre ces femmes, de donner la voix aux « trottoires » du monde.


Pourquoi as-tu voulu partir à Madagascar, rencontrer les « filles » du quartier de Tsaralalàna ? Ce voyage était-il indispensable au montage du texte ?


Lorsque des textes me bouleversent, me cognent, et je ne monte maintenant que des oeuvres de cet ordre, ce n’est pas par raison qu’ils m’intéressent, c’est par déraison. Lorsque je les appréhende, je n’ai pas d’idées, ou alors je fuis mes idées. Je ne sais jamais d’avance comment les rendre visible. Alors je divague autour de ces objets. La puissance du texte d’Alain est une stricte puissance poétique. Mais je sais qu’il y a une figure fondatrice derrière, qu’il y a une femme mythologique : j’ai eu envie d’aller la trouver. J’ai de plus en plus envie d’aller chercher l’endroit d’où ça parle, d’où s’exprime une « certaine vérité » du monde. Je ne sais pas si je n’ai pas besoin de m’incarner dans ces figures pour les mettre en scène. (…).


Comment penses-tu faire intervenir la parole de ces femmes que tu as croisées ?


J’ai enregistré certains de mes entretiens. Les trois quarts des

« filles » parlent en malgache, d’autres en français, et je vais pouvoir reconstruire avec mon complice Jean Pascal Lamand des mots qui s’entrechoquent. (…). Je pense que Marie-Charlotte Biais incarnera toutes les figures, présentes dans l’écriture et présentes dans la mémoire de mes rencontres. Et en même temps, à travers des actes dansés d’une extrême violence, je veux contraindre la figure prostituée à perdre toute son humanité. (…) Je suis juste persuadé que les improvisations sur ces moments intenses avec Joao Fernando Cabral, qui est danseur, seront cernées au niveau de la tête. Dans ces moments, donc entre les fragments du texte, le corps féminin doit être broyé.


Pourquoi ?


Je ne sais pas mais c’est une évidence. Dans cette histoire, un homme parle, mais il n’y a pas vraiment de voix d’homme. Il y a juste des instances qui empêchent la femme de parler. Et cette femme prostituée reprend sans cesse le verbe. C’est une parole qui ne devrait pas avoir lieu, qui n’a pas de place et qu’on ne veut pas entendre. C’est donc essentiel de montrer l’empêchement, et c’est évidemment la figure mâle qui est en cause. Cette figure a une vraie complexité, et pas seulement parce que c’est un meurtrier. Elle est en chaque homme. Je le pense très profondément.

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