: Présentation
Le Pape est-il soluble ?
Qu’est-ce que le Pape ? C’est la
question troublante que se pose le
souverain pontife imaginé par
Genet dans « Elle ». Pour les millions de
fidèles, comme pour le photographe venu
prendre un cliché destiné à inonder la planète,
cela ne fait aucun doute. Or, sous cette
image, enluminée par la pompe et le cérémonial,
qu’y a-t-il ? Un « pantin désarticulé »
chargé de l’incarner. Pape pour tous, excepté
pour lui-même, ce dernier
s’imagine être un morceau
de sucre soluble, nouvelle
hostie de l’ère de la grande
consommation.
Genet affirme qu’il n’est pas de réalité hors
sa représentation. Le rite, c’est le théâtre,
c’est-à-dire du « faux » susceptible de
signifier le vrai, l’invisible. Qu’importe si le
cérémonial est truqué — il l’est nécessairement.
Qu’importe si l’on voit que le Pape est
monté sur roulettes et que sa personne est
tenue par « d’invisibles filins ». En dénonçant
la nécessaire théâtralité des images, Genet
n’entend pas les annuler ou les frapper
d’impuissance. Il rend tout son pouvoir au
Théâtre lui-même : le simulacre n’est-il pas
à même de révéler la présence au coeur
même de l’absence ?
Dans la mise en scène, nous partons d’un
espace vide, de ce réceptacle propice à
l’éclosion de l’imaginaire — c’est-à-dire de
l’attente, du désir du spectateur qu’il se
passe effectivement quelque chose
« comme si c’était vrai ». Seuls demeurent
les éléments du truquage,
les signes : la porte par
laquelle apparaît le
comédien jouant « au »
Pape, posée sur le plateau
comme au milieu du désert, les échasses sur
lesquelles le cardinal est juché, la poulie qui
permet de faire monter ou descendre une
tiare... Qu’est-ce qui est le plus dérangeant ?
Que l’on donne à voir l’envers de l’artifice
ou bien qu’en dépit de l’artifice, nous
ayions envie d’y croire ? Nous pourrions
presque revendiquer : j’y crois, parce que
c’est faux...
Olivier Balazuc
Qui est « Elle » ?
Le matin, très tôt. Un photographe dispose ses appareils en attendant l’éminente personnalité,
« Elle », qui doit venir prendre la pose. Face à lui, un huissier autoritaire
indique les étapes d’un cérémonial mystérieux auquel il va devoir se plier pour
qu’« Elle » apparaisse...
Contre toute attente, c’est une personne lasse et souffrante qui fait son entrée. Sous
l’oeil froid et méticuleux de l’huissier qui contrôle chacun de ses gestes comme un
marionnettiste, elle déclare être « truquée », consciente de la distance qui sépare son
être de chair de l’Image qu’elle renvoie à « quinze millions d’âmes avides ».
Lorsqu’« Elle » disparaît, tirée par un « invisible filin », seules demeurent des questions :
la rencontre a-t-elle vraiment eu lieu ? Le photographe a-t-il réussi à prendre son
fameux cliché ? Les voies mystérieuses de l’Image restent impénétrables.
Histoire du manuscrit
Comme Splendid's et Le Bagne, « Elle »appartient aux écrits posthumes de Genet. Publiée
pour la première fois en 1989 aux éditions de L'Arbalète, la pièce avait été conservée
durant trente-quatre ans dans les tiroirs de son éditeur, Marc Barbezat.
A l'exception d'une tirade — « Le chant II des Sanglots du Pape » — que Genet s'était engagé
a transmettre à l'éditeur sitôt qu'il l'aurait rédigée, le texte de la pièce témoigne d'un relatif
achèvement : un contrat pour sa publication avait été signé le 9 novembre 1955, le jour
même où Genet remettait à Marc Barbezat le manuscrit du Balcon; le choix du comédien
qui devait interpréter le rôle du Pape avait été également fixé — il s'agissait de Michel de
Ré — de même que celui du metteur en scène qui n'était autre que celui qui avait commandé
Les Nègres, Raymond Rouleau. Ce contrat précisait en outre que la pièce devait paraître dans
le même volume que Les Nègres.
II semble que, sitôt le manuscrit de la pièce remis à l'éditeur vers la fin de novembre 1955,
Genet, absorbé par la rédaction difficile des Nègres et bientôt par le projet des
Paravents, se soit détourné de son texte. Lorsque Les Nègres fut édité trois ans plus tard,
il estima que les deux pièces étaient finalement trop différentes pour paraître dans le même
volume. Sans renier « Elle », Genet interdit à son éditeur de la publier, tout en l'autorisant à
l'annoncer comme « à paraître » dans les publications de L'Arbalète. Il conserva quelque
temps le projet de la récrire et de la développer, mais ne le mit jamais à exécution. Selon
un texte inclus dans un encart et glissé à l'intérieur de l'édition originale, Marc Barbezat
indique que le 30 octobre 1980, Genet lui confirma par écrit le droit de publier « Elle » et
lui déclara: « Vous éditerez cette pièce après ma mort. »
Extrait de la notice à l’édition des oeuvres de Genet, La Pléiade
« Elle », un concentré du théâtre de Genet
[...]
Vive, mordante, extrêmement ironique et
drôle, « Elle », s'érige sur cette frontière
entre la cérémonie et la farce, la glorification
et la dérision qui est le lieu même de
tout le théâtre de Genet.
C'est, plus précisément, dans la continuité
des premiers tableaux du Balcon dont elle
est si proche, tant par sa date de rédaction
que par son thème, qu'elle parait en constituer
une variation, que
cette pièce s'inscrit. Son
personnage principal le
Pape semble directement
issu de la série des « Figures fondamentales »
et, en particulier, de celle de l'Evêque qu'elle
élève à la dignité suprême.
Mais « Elle » peut également être lue
comme une inversion du Balcon. L'Evêque
de cette dernière pièce est, on s'en souvient,
un « faux » Evêque, un rôle tenu ou
rêvé par un personnage. Ici, le Pape est, au
contraire, un « vrai » pape. Or cette différence
qui devrait être capitale se révèle
nulle. Les deux figures s'équivalent : elles se
dressent sur la même scène, habillent la
même absence, dissimulent la même mort.
Fût-il spirituel, le pouvoir est toujours une
comédie, une frime, un théâtre : le vrai et le
faux, l'envers et l'endroit s'y retournent
comme des gants. « Elle » — titre également
lisible dans les deux sens —
est, peut-être, l’illustration
de ce palindrome.
Ajoutons pour finir que si
l’oeuvre inédite de Genet ne doit plus désormais
nous parvenir qu’à travers sa mort en
fragments, morceaux et éclats, on appréciera
que le premier de ces éclats soit un éclat de rire.
« Elle »un acte de Jean Genet,
éd. L’Arbalète - 1989
Présentation d’Albert Dichy
« Images, toujours images ! Images, toujours images. J'en ai assez ! » Cette accession à l’« image définitive » de soi relève du théâtre, donc de la diabolique métamorphose de soi en autre, et du coup de soi en rien. Ce que raconte en une sorte de Passion — dont il n'y a pas l'équivalent dans Le Balcon— le chant I des Sanglots du Pape. Porté dès son jeune âge à gravir les échelons ecclésiastiques, il y parvint mais « à mesure, dit-il, je perdis ma densité intérieure et je regardais danser une image hors de moi ». Une fois au sommet de la hiérarchie, que faire, sinon subir les « exigences de l'Image elle-même » — avec, entre autres, la dévirilisation — et accepter de n'être plus qu'un « support de gestes destinés à définir une image s'irréalisant toujours plus », c'est-à-dire devenant de plus en plus abstraite au détriment du minuscule escargot, recroquevillé dans sa coquille, que l'homme-pape est condamné à rester. Avec cette très belle phrase pour conclure le chant I : [...] et moi, l'escargot fragile, je m'asseyais sur une marche de l'escalier pontifical, et je pleurais en silence. » L'essence a phagocyté l'existence.
Extrait de la notice à l’édition des oeuvres de Genet, La Pléiade
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