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Ein Volksfeind (Un Ennemi du peuple)

mise en scène Thomas Ostermeier

: Entretien avec Thomas Ostermeier

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Depuis 2002, vous avez monté Nora, d’après Maison de poupée, Solness le constructeur, Hedda Gabler, John Gabriel Borkmann, avant de travailler sur Un ennemi du peuple pour l’édition 2012 du Festival d’Avignon. Pourquoi creuser ainsi l’oeuvre dramatique d’Henrik Ibsen ?


Thomas Ostermeier : Avec le recul, je m’aperçois qu’aujourd’hui, je travaille vraiment au coeur de ce qui m’intéresse dans l’oeuvre d’Ibsen, c’est-à-dire l’analyse politique et sociale du monde qui l’entourait. Je me sens moins intéressé par les thèmes psychologiques, par les questions sur le couple ou la famille. Avec Un ennemi du peuple, Ibsen pose la question essentielle de savoir si la vérité peut exister dans une société bourgeoise. C’est, pour moi, une interrogation fondamentale aujourd’hui, alors que nous sommes soumis à la dictature du marché. Comment peut-on faire pour mettre la raison plutôt que le profit au coeur de nos existences ? C’est un sujet que j’ai déjà abordé en mettant en scène Mesure pour Mesure de Shakespeare. À cela, il faut ajouter deux autres questions : celle de la radicalité de la pensée et des choix de vie, et celle de la possibilité ou de l’impossibilité d’une véritable démocratie dans un système capitaliste où le libéralisme sauvage écrase tout.


Ne craignez-vous pas une certaine forme de répétition en travaillant aussi régulièrement sur le même auteur ?


Jusqu’à une conversation avec un de mes anciens professeurs de l’École supérieure d’Art dramatique « Ernst Busch », où j’ai fait mes études à Berlin, j’ai eu peur de me répéter. Mais il m’a justement fait remarquer que certains pianistes de renom travaillent sur Bach ou sur Stravinsky toute leur vie, parce que c’est leur territoire de prédilection et qu’ils ont le sentiment de toujours progresser dans la connaissance et la transmission des oeuvres de ces artistes. Je suis convaincu qu’il avait raison et c’est pour cela que je continue à m’intéresser à Ibsen. D’ailleurs, ce travail se poursuivra : après Un ennemi du peuple, je travaillerai sur Les Revenants.


Quand vous avez mis en scène Maison de poupée, vous avez changé le titre pour celui de Nora, vous avez modifié certaines parties du texte et vous avez changé la fin de la pièce. Ferez-vous de même avec Un ennemi du peuple ?


Je ne sais pas encore exactement ce qu’il adviendra, au final, après les répétitions. Dans un premier temps, j’avais demandé à un auteur une sorte de réécriture de la pièce, mais je n’ai pas été satisfait du résultat et nous avons abandonné cette piste. Je garderai donc le texte original d’Ibsen, mais en m’autorisant à rajouter, peut-être, des textes nouveaux, contemporains, dont certains viennent de France. Nous retravaillerons aussi des expressions, des formulations qui peuvent paraître désuètes aujourd’hui. Nous dépoussiérerons en quelque sorte le langage d’Ibsen en le rendant plus brut, sans pour autant le simplifier. Il faut garder les mystères que la pièce possède en elle.


La déplacerez-vous dans le temps et dans l’espace ?


Comme toujours, mais sans déterminer vraiment l’époque et le lieu. On sera sans doute dans une petite ville près de Berlin, mais ce pourrait être n’importe quelle petite ville n’importe où dans le monde, à condition que ce soit dans un pays soumis au capitalisme libéral.


Ibsen hésitait à donner un sous-titre à sa pièce, comédie ou tragédie ? Qu’en pensez-vous ?


C’est une ambiguïté qui m’intéresse vraiment dans la pièce, parce qu’elle vient du fait qu’Ibsen ne prend pas vraiment le parti du docteur Stockmann. Il n’en fait pas un héros totalement positif, mais le présente comme un homme qui peut se tromper, qui commet des fautes, qui peut être d’une radicalité totale et donc, parfois, apparaître comme une caricature, ce qui peut le rendre comique. Il ressemble à des hommes politiques que j’ai pu fréquenter, imbus de leurs certitudes et en même temps, profondément humains une fois sortis de leur statut public.


C’est Eleanor Marx, la fille de Karl Marx, qui a fait la première traduction de cette pièce…


Oui, mais il y a eu beaucoup d’autres traductions depuis, et nous allons sans doute nous inspirer de plusieurs de ces travaux. Cela étant dit, il n’y a pas que la fille de Karl Marx qui, en Allemagne, s’est intéressée à cette pièce.


C’est une pièce qui questionne la valeur de la démocratie, c’est-à-dire du pouvoir du plus grand nombre ?


Exactement. Je crois qu’Ibsen se bat contre la fausse démocratie, celle qui est dominée par l’économie. Cela l’entraîne cependant vers des terrains proches de ceux de l’extrême droite et je considère cette dérive comme une vraie tragédie. C’est justement cela que je voudrais faire comprendre aux spectateurs. Il y a un vrai danger dans ce glissement de la critique de la démocratie bourgeoise vers la critique de la démocratie tout court.


« La majorité n’a jamais raison, la minorité a toujours raison », écrit Ibsen. C’est très violent…


C’est la situation dans laquelle se trouvent les personnages qui leur fait dire ça. C’est la situation économique, le capitalisme libéral qui génère ce genre de positions extrêmes. Bien sûr, je ne suis pas d’accord avec ce type de propos, mais je peux le comprendre. Dans la seconde partie de la pièce, il faut dire que le docteur Stockmann devient quelqu’un qu’on ne peut plus suivre dans sa pensée, dans ses choix, même si la problématique, le coeur du conflit, reste vrai. Je préfère une pièce qui provoque ce type de question à une pièce où tout le monde est dans un consensus mou. C’est assez facile d’être contre le capitalisme ultralibéral, d’être du bon côté, d’être humaniste. Moi, je préfère les confrontations, les questionnements et cette pièce oblige forcément à se questionner.


En France, nous connaissons actuellement plusieurs scandales pharmaceutiques, la vérité sur certains effets négatifs de médicaments ayant été dissimulée. En est-il de même en Allemagne ?


En ce moment non, mais nous avons connu le même type d’affaires dans les années 1960-1970 avec le Contergan, l’équivalent de la Thalidomide, qui a eu des effets désastreux sur certains enfants nés de mères ayant pris ce médicament. Ici, nous avons plutôt des scandales écologiques, à cause notamment des usines d’incinération de déchets qui contaminent les sols. C’est toujours le problème dans les sociétés fondées sur le profit : on refuse de réfléchir rationnellement et intelligemment, si les bénéfices et les emplois sont menacés. Je sais qu’en France, c’est aussi un grand sujet de préoccupation. Dans toutes les pièces d’Ibsen, il y a toujours un traitement psychologique des personnages, qui sont mis en relation avec les sociétés dans lesquelles ils vivent. Ces deux aspects vous semblent-ils indispensables à traiter ? En ce moment, j’essaie de faire en sorte que l’on puisse reconnaître le milieu social et politique dans lequel se trouvent les personnages principaux, le docteur et son frère en particulier. Je veux que cela soit immédiatement identifiable et qu’ainsi, les spectateurs puissent faire le lien avec notre époque, avec les milieux intellectuels et créatifs, médecins, artistes, journalistes, empreints de bonne conscience, et les milieux politiques et économiques auxquels ils sont confrontés. Pour moi, la pièce parle d’un combat qui existe entre ces catégories sociales. Mais c’est un combat dissimulé, dont on ne se rend pas toujours compte. La découverte du docteur Stockmann est que le combat qu’il mène pour la vérité n’est pas essentiel pour d’autres individus, alors qu’il pensait que tout le monde allait être d’accord avec lui. On pourrait dire que c’est la même chose pour tous les gens travaillant dans des associations humanitaires, qui découvrent sur le terrain qu’ils ne pourront aider que quelques individus, alors qu’ils pensaient peut-être pouvoir changer le monde. Ma première préoccupation quand je monte cette pièce, c’est de montrer cette innocence qui traverse ou a traversé nos milieux intellectuels de gauche et qui, souvent, se perd dans le combat quotidien. Notre théâtre sera donc un théâtre sociologique, puisqu’il montrera comment les hommes de pouvoir se parlent, quand ils sont dans les antichambres du pouvoir. Mais il sera aussi psychologique, mettant en oeuvre une psychologie du quotidien et non une psychologie de cris, de drames et d’hystérie.


On a parfois employé le mot de « fascisme » au sujet de cette pièce. Qu’en pensez-vous ?


C’est un mot terrible qui, à mon avis, empêche toute discussion. Cela m’intéresse, bien sûr, mais je ne sais pas jusqu’où on peut aller, pour montrer comment un homme cassé, brisé par le système capitaliste et la fausse démocratie peut aller vers la négation de la vraie démocratie. Je ne veux pas qu’à la fin de la pièce, on donne raison à Stockmann, mais qu’on mette en question ce simulacre de démocratie, de façon très radicale.


Dans plusieurs interviews, vous avez déclaré qu’à vos débuts de metteur en scène, vous vous sentiez plus proche de Meyerhold que de Stanislavski. Est-ce toujours le cas ?


Cela dépend de quel Stanislavski on parle… Celui de Moscou ou celui utilisé par des disciples comme Lee Strasberg à l’Actor’s studio. Celui de ses débuts ou celui d’après. Moi, je crois simplement que l’action sur le plateau doit créer l’émotion, et non l’inverse. Je suis fasciné par la vraie vie qui précède l’écriture des textes et je crois que c’est cette vraie vie qui doit se trouver sur scène. Cependant, il ne s’agit pas de copier la réalité de la vraie vie, mais d’avoir un jeu nourri par elle. Il faut à tout prix éviter les clichés qui circulent sur les personnages et leurs comportements.


En 2004, vous avez dit : « Parfois j’ai peur que la rage me quitte »… Et aujourd’hui ?


Je regarde ce que le monde est devenu : le triomphe du libéralisme, le succès de Poutine, le système Merkozy qui écrase la Grèce et l’Europe au profit unique des banques, l’Iran, la Syrie, la Palestine et Israël, la situation des inégalités en Allemagne où 20% des enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté à Berlin… Il y a encore de quoi avoir la rage, mais cette rage est sans doute plus calme, à cause de l’âge et de l’écoute plus grande que je manifeste aux gens qui m’entourent. Je reste donc un rageur, mais « rassuré » sur lui-même…

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