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Bureau national des Allogènes

+ d'infos sur le texte de Stanislas Cotton
mise en scène Vincent Goethals

: Entretien avec Stanislas Cotton

Tenir le réel à distance

Yannic Mancel : De vos enfances en Belgique, je crois savoir qu’elles furent Wallonnes, campagnardes et pleines de livres…


Stanislas Cotton : De mon enfance à la campagne, je garde le souvenir de courses effrénées dans les champs au milieu d’une bande de copains, un peu à la manière de La Guerre des boutons. Mais dès le retour à la maison, je me retrouvais immergé dans un bain de livres, puisque ma mère était libraire et mon père critique littéraire. Plongé dans la lecture, j’ai pris goût aux mots, d’où, je crois, est née mon envie de théâtre. A dix ans, je me suis retrouvé dans un camp de louveteaux dont le chef, en parfait héritier des Comédiens-Routiers, avait souhaité nous faire réaliser un spectacle pour les gens du village dans lequel nous séjournions pendant l’été. Nous avons donc adapté les aventures de Marco Polo dans lesquelles j’ai eu la chance de me voir attribuer le rôle principal – une expérience grisante qui a changé ma vie, avec cette découverte bouleversante qu’on pouvait raconter des histoires en direct à des gens rassemblés là pour les écouter et les voir représenter…


Y. M. : C’est donc cette expérience qui, la première, vous a donné l’envie d’aller plus loin ?


St. C. : J’étais alors un élève à la scolarité plutôt médiocre, ponctuée de redoublements répétés, notamment dans le secondaire. A dix-sept ans, j’ai manifesté auprès de mes parents mon impatience de quitter les études pour me consacrer entièrement au théâtre, ce qu’ils ont compris en m’autorisant à aller tenter ma chance à Bruxelles. J’ai préparé le concours d’entrée au Conservatoire et l’ai réussi, ce qui m’a permis d’intégrer la classe de Pierre Laroche et de bénéficier également de l’enseignement de Bernard Decoster, deux professeurs qui m’ont beaucoup appris et qui m’ont transmis leur engagement physique, vital, presque violent, dans la pratique de leur art.


Y.M. : Tout commence donc par un projet d’acteur ?...


St. C. : Oui, encore que, parallèlement, j’ai toujours plus ou moins écrit. Au Conservatoire j’écrivais des chansons. La légende veut aujourd’hui que lorsque mes camarades me voyaient sortir ma guitare, ils s’enfuyaient comme les Gaulois du village d’Astérix devant leur barde. Disons que je gribouillais beaucoup : des bouts de scènes, des monologues, des saynètes… L’envie d’écrire me venait surtout de ce que je n’étais pas satisfait du théâtre qu’en tant qu’acteur j’étais amené à jouer. J’ai accepté pour des raisons alimentaires beaucoup d’engagements décevants et frustrants. C’est donc par réaction que j’ai écrit mon premier monologue, Le 183e jour, un texte très autobiographique que je jouais moi-même et où je réglais des comptes avec moi-même et la société tout entière. J’y évoquais la rupture amoureuse et la douloureuse solitude d’un homme, très épris d’une femme pianiste qu’il n’a pas su retenir. Ce fut, en même temps qu’une entrée en écriture, une excellente thérapie, qui faisait table rase d’une adolescence encombrée de parasites et me permettait d’accéder à une certaine maturité. A partir de là, l’envie d’écrire a pris de plus en plus de place dans ma vie, facilitée et renforcée par la naissance en 1991 de mon premier enfant et par la décision mûrement réfléchie de rester à la maison pour pouvoir dans un même temps m’occuper de lui et me consacrer à l’écriture. Je ne dirai jamais assez la chance que j’ai de pouvoir être à la fois « père au foyer » et écrivain à part entière.


Y. M. : Vous avouez d’ailleurs volontiers que l’inspiration vous vient souvent au hasard des tâches ménagères, lorsque le cerveau est libre de vagabonder à sa guise…


St. C. : Pendant une bonne dizaine d’années, c’est vrai, les idées d’écriture que je formalisais l’après-midi à ma table de travail me venaient et se mettaient en ordre le matin quand je faisais la vaisselle ou que je passais l’aspirateur. C’est probablement la raison pour laquelle je n’ai jamais éprouvé l’angoisse de la page blanche et que j’ai tant écrit pendant ces années-là, sans douleur et pour ainsi dire sans en avoir conscience. L’autre raison vient de ce que je m’intéresse à l’actualité tous les jours et que le monde dans lequel nous vivons est tellement secoué de péripéties et de rebondissements qu’il faudrait vraiment faire l’effort de s’en abstraire pour ne plus être en permanence nourri d’idées nouvelles. De ce point de vue, ma (toute relative) solitude ménagère et domestique, dans la journée, favorise de façon inattendue ma réflexion et mon imagination.


Y.M. : Vos pièces, il est vrai, s’inspirent presque toujours de l’actualité politique et sociale la plus brûlante. Combien en avez-vous écrites et quelles seraient vos préférées ?


St. C. : Si mes calculs sont exacts, je pense être en train d’écrire la 34e, mais une dizaine seulement ont été publiées par Emile Lansman. Et le thème qui réunirait peut-être les plus importantes à mes yeux serait celui de la guerre. Je pense que nous portons tous la guerre en nous et qu’il s’agit d’une des composantes les plus complexes et les plus énigmatiques de l’humanité. Pourquoi cette pulsion qui nous habite est-elle si difficile à maîtriser et à contrôler, au point qu’elle se débride parfois dans les pires massacres et les pires génocides ? Il y a là quelque chose qui m’obsède et avec quoi je n’ai pas fini d’en découdre. J’éprouve à ce titre une affection particulière pour une trilogie composée de Le joli monde, Les Dents et Le Fauteuil, mais aussi pour une de mes petites dernières, Si j’avais su j’aurais fait des chiens dont je sais que votre public a découvert des extraits dans ce que vous appelez vos « avant-scènes »..


Y.M. : J’ai néanmoins le sentiment que, par rapport à quelques-uns des auteurs « de référence » qui traitent aussi de la question de la guerre – Edward Bond, Howard Baker, pour ne citer qu’eux –, vous avez de ce thème une approche très singulière.


St. C. : J’ai un principe : celui de m’éloigner le plus possible de la réalité ou de ce qu’on en sait, de tenir le réel à distance. Et pour cela j’ai recours à un premier procédé : attribuer à mes personnages des noms farfelus, incongrus ou rigolos. La langue et la situation, également irréelles ou déréalisées, font le reste, au point que le spectateur, dans un premier temps du moins, ne se sent absolument pas concerné. Il croit avoir affaire à une farce qui, sans aucun danger pour lui, va l’épargner, alors que j’essaie de faire en sorte que petit à petit les choses se retournent et que le spectateur se trouve progressivement confronté à lui-même et à ce à quoi il avait cru échapper.



Y.M. : Précisément, pouvez-vous nous dévoiler, du point de vue de la forme, les intentions et partis pris d’écriture de Bureau national des Allogènes ?


St. C. : Ma première préoccupation fut d’éviter l’écueil manichéen d’une opposition facile et pleine de bonne conscience entre le bon et le méchant. J’ai essayé le dialogue et la confrontation directe, mais cette théâtralité-là ne fonctionnait pas. C’est pour sortir de ce risque et de cette impasse que m’est venue l’idée des deux monologues successifs. J’ai donc pris soin de trouer le plus possible l’écriture du premier monologue, pour me donner le plaisir et la liberté de compléter quelques-uns de ces trous par l’écriture du second. La ruse, s’il y en a une, est de donner l’illusion au spectateur que tout est dit au terme du premier monologue, alors qu’il n’en est rien, puisque les choses basculent et s’inversent dans le second.


Y.M. : Les deux personnages, repliés chacun sur son monologue, semblent symétriquement victimes d’un semblable enfermement : le premier dans l’autisme et l’absurdité kafkaïenne d’une administration bureaucratique et technocratique, puis dans la mort ; le second dans la solitude de l’exil, puis dans la cellule d’une prison réelle ou imaginaire. Pourquoi un tel effet de symétrie ?


St. C. : Parce que je pense que c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui à l’échelle planétaire, ou de tout un continent, entre le Nord et le Sud, ou entre l’Europe et l’Afrique. On a d’un côté des pays qui se protègent et donc s’enferment et se condamnent eux-mêmes à une mort par dépérissement lent, de l’autre des pays qu’on ghettoïse, qu’on étouffe et qu’on oppresse dans une lente asphyxie.


Y.M. : Pourrait-on dire de Bureau national des allogènes qu’il s’agit d’une pièce belge ?


St. C. : Pour ma part, j’essaie d’écrire un théâtre universel et j’espère que cette pièce l’est. J’ai eu l’occasion de la voir représenter au Maroc, en Tunisie, de même qu’à Bruxelles où elle a été créée, et j’ai pu vérifier son impact quel que soit le lieu ou le public.


Y.M. : Ma question portait surtout – et cela vaut aussi bien pour la France que pour la Belgique – sur l’héritage colonial. Pensez-vous que cette expérience concrète de l’histoire ait marqué votre chair, votre inconscient, comme elle a marqué l’inconscient collectif du peuple belge ?


St. C. : C’est fort probable, d’autant qu’un de mes oncles était propriétaire d’une plantation au Congo. Rentré en Belgique en 1960, il a bercé mon enfance de ses histoires africaines, au point que la mémoire du Congo est devenue indirectement et par héritage une part de moi-même.


Y.M. : Pour revenir à la forme de votre écriture, il me semble que vous exprimez un goût particulier pour les jeux de mots, de langage et de sonorités… Cela a-t-il un rapport avec la guitare et les chansons du Conservatoire ?


St C. : J’ai toujours éprouvé le regret d’être un piètre musicien alors que j’aime la musique et que j’en écoute beaucoup. Ce regret fait probablement que j’essaie de faire de la musique autrement, par les mots et par l’oralité du texte dramatique. Et si ma pièce est une pièce belge, c’est peut-être plus par sa forme et par sa langue. J’ai parfois le sentiment d’être l’héritier d’auteurs comme Paul Willems ou Jean Sigrid, eux-mêmes influencés par le surréalisme et toutes les formes artistiques belges les plus variées de l’onirisme et de l’évasion hors du réel par le fantasme ou la fantaisie.

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